Dans la catholique vallĂ©e du Saint-Laurent, au dĂ©but du XXe siĂšcle, Jean-Charles Harvey (1891-1967), journaliste libĂ©ral, romancier Ă thĂšse et hĂ©ros de cette notule publie un roman qui tombe rapidement dans la mire de la censure ecclĂ©siastique. Les Demi-civilisĂ©s, son deuxiĂšme livre, paraĂźt au printemps de 1934. Cette saison est propice aux dĂ©bordements Ă©rotiques, câest bien connu, tant et si bien que le clergĂ© sây tient doublement Ă lâaffĂ»t. Ceci expliquant peut-ĂȘtre cela, dĂšs sa publication, le livre est mis Ă lâindex.
PromulguĂ© par lâĂglise au milieu du XVIe siĂšcle, lâindex librorum prohibitorium est autant une sĂ©rie de rĂšgles de censure quâune liste dâouvrages quâun bon chrĂ©tien doit sâabstenir de lire. Et quây-a-t-il de plus susceptible de nous donner envie de lire que lâinterdiction de nous adonner Ă ce plaisir? Suite au dĂ©cret de condamnation du livre par le Cardinal Villeneuve, qui nâen prĂ©cise pas la raison, tous les exemplaires sâenvolent comme des petits pains chauds. Dans une lettre quâil adresse au poĂšte Alfred DesRochers quelques semaines plus tard, Harvey Ă©crit:
MĂȘme au point de vue matĂ©riel, mon aventure sera profitable. Dans un an peut-ĂȘtre, je publierai un autre livre. Pas besoin de rĂ©clame d’aucune sorte, cette fois. Villeneuve aura Ă©tĂ© mon meilleur agent de publicitĂ©. C’est Ă lui que je devrai ma plus large part de cĂ©lĂ©britĂ©.
Harvey dĂ©chante peu aprĂšs, car cette mise Ă lâindex lui coĂ»te son poste de rĂ©dacteur en chef du Soleil de QuĂ©bec. Mais cette cĂ©lĂ©britĂ© lâaccompagnera pour le reste de sa carriĂšre et jusque dans nos livres dâhistoire.
Quây a-t-il de si rĂ©prĂ©hensible dans ce livre? Rien de bien croustillant pour nous: une critique de l’Ă©troitesse dâesprit de lâĂ©lite politique / religieuse / Ă©conomique de lâĂ©poque et la peinture dâune certaine jeunesse de QuĂ©bec libĂ©rĂ©e du corset des conventions, qui multiplie les conquĂȘtes dâun soir et ose s’aimer Ă lâextĂ©rieur des liens du mariage.
« Certains soirs , Ă©crit-il dans un chapitre oĂč l’on apprend que les habitants motorisĂ©s de la capitale sont, dĂ©jĂ Ă cette Ă©poque, des amateurs de « parking », les environs de QuĂ©bec ne sont que dâinterminables baisodromes ».
Jugement de Gilles Marcotte : « La plupart de ses romans sont devenus illisibles; mais Les demi-civilisés demeure un des livres-clés de la littérature canadienne-française ».
En 1937, Harvey fonde le journal Le jour, qui sera de tous les combats intellectuels de lâĂ©poque. Contre la mĂ©diocritĂ© des Ă©lites, contre le nationalisme, contre lâantisĂ©mitisme, contre Lionel Groulx, contre Adrien Arcand et ses « chemises bleues ». Pour la dĂ©mocratie, pour une rĂ©forme complĂšte du systĂšme d’Ă©ducation, pour l’accueil des immigrants. Et j’en passe.
En 1945, quelques jours Ă peine aprĂšs l’annonce de la fin de la Seconde Guerre mondiale, il prononce une confĂ©rence qui consolide sa rĂ©putation de libre-penseur : La peur. Extrait d’anthologie :
De quoi avons-nous peur? Eh bien, nous avons peur de la puissance suprĂȘme, de la puissance Ă laquelle vous pensez tous en ce moment et que personne d’entre vous n’ose nommer. (…) La seule puissance qui, dans cette partie du Canada, fait trembler toute le monde, c’est la puissance clĂ©ricale.
Nommer les maux de sa sociĂ©tĂ©, dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas et ĂȘtre prĂȘt Ă en payer le prix, voilĂ qui fait de Harvey une figure importante, voire tout simplement inspirante, de notre histoire intellectuelle. Et assurĂ©ment l’un des prĂ©curseurs du QuĂ©bec moderne.
Il s’Ă©teint en 1967, non sans avoir vu de son vivant l’abolition de lâindex librorum prohibitorium l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente.
Domaine public
Toute lâĆuvre de Jean-Charles Harvey appartiendra au domaine public dĂšs le 1er janvier 2018. Ă noter qu’une Ă©dition numĂ©rique des Demi-civilisĂ©es est dĂ©jĂ disponible en libre accĂšs, gracieusetĂ© des Classiques des sciences sociales.