Le 16 décembre 1931 vient au monde à Suzhou, dans la province du Jiangsu, Peng Lingzhao (彭令昭), fille de Peng Guoxian (彭国彦) et Xu Xianmin (许宪民). Elle prendra le nom de plume 林昭 (Lin Zhao) et est aujourd’hui connue sous ce nom.
Issue d’une famille aisée de la classe moyenne, elle fréquente au milieu des années 1940 un collège privé chrétien pour filles dans le Suzhou. En 1949, elle entre à l’école de journalisme du Parti plutôt que d’aller étudier aux États-Unis comme le souhaitait sa mère. À cette époque, elle représente bien la bourgeoisie progressiste chinoise de Shanghai. Très éduquée, portant de beaux habits et toujours soignée, elle est parfois décalée par rapport à ses amies de la campagne. Elle travaille donc fort afin de se fondre dans la masse.
À ce moment, le Parti Communiste Chinois (PCC) n’a pas encore pris le pouvoir. Ce sera chose faite en octobre 1949. Étant membre du Parti et impliquée dans ses activités, elle se retrouve rapidement à la campagne afin de travailler avec les paysans et contribuer à mettre en place une grande réforme des terres. Pendant cette période, de nombreux propriétaires terriens furent battus et assassinés et, jusqu’en 1952, Lin Zhao participe dans une certaine mesure à cette guerre des classes. Elle dira plus tard qu’elle regrette cette période et qu’elle avait du sang sur les mains.
Il faut dire qu’à partir de la fin des années 1940, Lin Zhao est convaincue que le communisme est la seule voie possible pour améliorer le sort des Chinois.
Arrivée à Běijīng
En 1956, ayant des résultats académiques extraordinaires dans sa province, elle est admise à l’Université de Beijing où elle devient éditrice de la revue du département de poésie et journaliste pour le journal Worker’s Daily. C’est alors qu’elle est étudiante du département de littérature qu’elle se forge une réputation de dissidente. Déjà en 1956, elle critique la corruption au sein du Parti lors de la Campagne des Cent Fleurs (百花齐放).
En mai 1956, Mao déclare en effet : « Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent ! », signifiant que le grand timonier encourage l’expression de chacun et tolère les points de vue dissidents. Cette campagne invite la population (intellectuels, politiciens ou gens du peuple) à critiquer le Parti et à identifier tout ce qui ne fonctionne pas bien. Au départ, peu sont ceux qui osent critiquer le Parti et les nombreuses mauvaises décisions prises les années précédentes.
Le 4 mai débute pourtant un mouvement de critique sur le campus de l’Université, avec la publication d’un poème intitulé « Il était temps! » dans le journal étudiant. Le poème invite les étudiants à débattre, à s’exprimer ouvertement et à remettre en question le pouvoir en place. Galvanisé par ce texte écrit par deux étudiants, un autre publie un Manifeste pour des Forums Libres, invitant les étudiants à se rassembler pour débattre. Lin Zhao participe aux débats et publie plusieurs textes critiquant le Parti.
Résultat: aux mois de mai et juin 1957, les critiques fusent de toutes parts! Les attaques viennent tant d’intellectuels que de hauts gradés du Parti. Les artistes s’insurgent contre le contrôle qui est exercé sur la production artistique par le PCC. Sur les campus, les étudiants font de grands rassemblements afin de dénoncer le manque de démocratie du régime. La domination du Parti et de Mao est remise en question. Les critiques pointent presque toutes dans la même direction : le manque d’ouverture et de démocratie du Parti ainsi que le manque de libertés pour les citoyens.
Mao ordonne alors une grande purge 1. Il écrira plus tard que le but de la Campagne des Cent Fleurs était de faire ressortir les « démons » ennemis du Peuple afin de mieux les éliminer. Mao s’est donc servi de toute la grogne et des critiques pour identifier ses opposants. Des dirigeants sont arrêtés, les intellectuels et professeurs emprisonnés. Les étudiants qui ont osé critiquer le Parti doivent se repentir, présenter des excuses publiques et louanger la supériorité du Grand Timonier. La plupart décidèrent de s’adapter et d’adopter la doctrine de Mao pour survivre.
Sur le campus, une seule personne refuse de participer aux humiliations publiques et de se rétracter. Une seule personne refuse de renier ses propos et de présenter des excuses au Parti. Il s’agit de Lin Zhao. Elle refuse de trahir ses convictions. Ses idéaux d’un pays uni, solidaire et mettant de l’avant le bien commun s’effondrent. Face à la purge effectuée par le PCC pendant la campagne anti-droitiste, Lin Zhao s’oppose encore plus farouchement au pouvoir et dit ouvertement que de renier ses paroles et d’entrer dans les rangs voudrait dire devenir esclave de la tyrannie. Elle sera condamnée à trois ans de travaux forcés dans un camp de rééducation. Plus tard, peu de temps avant de mourir, Lin Zhao écrira avec son sang que l’année 1957 fut la pire de toute sa vie!
Pendant cette purge, environ 5,5 millions de Chinois seront accusés de droitismes et persécutés d’une façon ou d’une autre.
À l’Université du peuple
Plutôt que de se retrouver à la campagne, Lin Zhao est rescapée par un des supérieurs de son université et envoyée à l’Université du peuple (中国人民大学) pour y travailler sous étroite supervision. Elle y rencontre Gan Cui, un autre jeune étudiant accusé d’être droitiste avec lequel elle développe une relation, malgré les avertissements des autorités de l’Université. Après quelque temps, ils demandent au secrétaire du Parti la permission de se marier mais cette permission leur est refusée, car les deux sont considérés comme dissidents. Gan Cui est alors envoyé dans un camp de travaux forcés où il passera 22 années de sa vie. Évidemment, Lin Zhao ne le reverra jamais.
Au printemps 1960, après des ennuis de santé, la jeune femme a la permission de retourner à Shanghai. Elle y fonde la revue Xinghuo et, à peine quelques mois plus tard, elle est à nouveau accusée d’avoir publié des textes dissidents. Elle est aussi accusée d’avoir fondé un groupe de contre-révolutionnaires. L’un de ses poèmes a été utilisé dans une campagne visant à mettre en place une Chine plus ouverte et équitable face aux conséquences désastreuses du Grand Bond en avant qui était en place depuis 1958. Elle est alors incarcérée à Shanghai.
Suite à de nouveaux ennuis de santé, elle est relâchée au printemps 1962 afin de recevoir des traitements médicaux. Encore une fois, quelques mois à peine après sa libération, elle est à nouveau envoyée en prison mais sans recevoir de sentence de culpabilité. Elle n’a donc aucune idée du temps qu’elle va passer en prison cette fois-ci. Maltraitée et exténuée, elle entame plusieurs grèves de la faim et finit même par faire une tentative de suicide.
Quelques années auparavant, son père, un intellectuel considéré comme contre-révolutionnaire, s’était lui-même enlevé la vie en ingérant de la mort aux rats après avoir vu sa fille jetée en prison 2.
Une œuvre de sang
En prison, Lin Zhao écrit beaucoup mais les gardes lui confisquent souvent papier et pinceau. Pour continuer à écrire, elle utilise un bout de bambou ou une épingle à cheveux comme pinceau qu’elle trempe dans son sang. Souvent, ses textes font plus de 10 000 caractères!
À force de se faire des saignées pour écrire, elle devient parfois très faible. Comme elle n’a pas de papier, elle écrit ses poèmes sur des bouts de tissu, des draps ou des vêtements. Afin de garder trace des écrits dissidents qu’elle rédige, les gardiens retranscrivent ses poèmes et les ajoutent à un dossier déjà bien fourni. Dans une de ses lettres à sa mère, à la manière de Sei Shōnagon 3, elle établit une liste de 57 choses qu’elle aimerait beaucoup manger.
Après trois longues années passées derrière les barreaux, à écrire de nombreux poèmes et des centaines de pages de textes dénonçant le parti, Lin Zhao apprend finalement, le 31 mai 1965, qu’elle est condamnée à 20 ans de prison. Sur le dos de son jugement, elle écrit avec son sang que ce jugement est une vraie blague et que cela la réconforte dans sa position de subversive militante pour la liberté.
Le 29 avril 1968, alors qu’elle avait été condamnée à 20 ans de prison trois ans plus tôt, sa sentence est commuée en peine de mort. Lin Zhao est exécutée le jour même, en secret, d’une balle dans la tête. Deux jours plus tard, la famille reçoit la visite d’officiers de la sécurité publique avec une facture d’un demi-yuan afin de couvrir le coût de la balle ayant servi à exécuter Lin Zhao.
Épilogue
Le 30 décembre 1980, la Cour Suprême de Shanghai prononce la réhabilitation de Lin Zhao. Elle est blanchie de toute accusation! Tous les documents en possession de l’État et qui étaient supposés être des preuves de sa culpabilité sont donc retournés à sa sœur, seule survivante de la famille. C’est ainsi qu’il a été possible de prendre connaissance des publications, lettres de sang, cahiers de notes et journaux intimes.
Pour consulter les archives de Lin Zhao, bonne chance! Sa sœur a fait don des archives personnelles de Lin Zhao à la Hoover Institution Library & Archives (Université de Stanford) en 2009. Bien que les originaux aient été numérisés, ils ne sont pas accessibles en ligne et il faut se rendre sur place pour les consulter. Par contre, des travaux dans la salle de lecture de la bibliothèque font en sorte qu’aucune consultation sur place n’est possible avant 2020! Après avoir fait une demande de consultation des documents numérisés, voici ce que l’archiviste de la Hoover Institution m’a répondu:
Per the use agreement that researchers of the collection must sign, « Quotations from [Lin Zhao’s] papers may not be published, broadcast, or redistributed in any form, without the written permission of Lingfan Peng, who retains copyright to these papers. … The papers may not be photocopied nor photographed. Only handwritten notes may be taken. … The papers will be served to researchers one folder at a time. » Unfortunately, these restrictions mean that we cannot make digital copies available to researchers.
En 2004, le documentariste Hu Jie 4 sort le documentaire 寻找林昭的灵魂 (À la recherche de l’âme de Lin Zhao) qui a l’effet d’une petite bombe médiatique en Chine. Soudainement, l’existence de cette poétesse et autrice subversive sort de l’ombre.
En 2009, l’artiste séditieux Zhou Yongyang (周永阳) réalise à Beijing un buste géant en mémoire de Lin Zhao.
In China at that time, no one dared say anything, but one person did. Everyone was scared of death but one person wasn’t scared to die. While I was making the Lin Zhao film, and interviewing people, I felt that the history I had learned, that I didn’t know it. — Hu Jie 5
En mars dernier est paru un livre en anglais intitulé Blood letters : the untold story of Lin Zhao, a martyr in Mao’s China. Publié aux éditions Basic Books de New York, le livre est disponible en bibliothèque 6 à Montréal.
Cet automne est paru le livre Lin Zhao : combattante de la liberté, par l’historienne de la Chine et du cinéma chinois, Anne Kerlan, et dont l’origine se trouve dans le choc provoqué par le film de Hu Jie 7. Cet excellent ouvrage relatant la vie de Lin Zhao ainsi que sa postérité médiatique est disponible au Québec dans plusieurs bibliothèques ou en version numérique 8.
Domaine public
Au Canada, l’œuvre de Lin Zhao appartiendra au domaine public à partir du 1er janvier 2019. En Chine, comme au Canada, le droit d’auteur est d’une durée de 50 ans après la première diffusion de l’œuvre ou, à défaut, après la mort de l’auteur. Puisque des restrictions sur la diffusion du Fonds d’archives de Lin Zhao sont en place pour une durée indéterminée, espérons que ses textes et poèmes publiés seront numérisés, traduits et diffusés!
Source et références
- Kerlan, A. (2018). Lin Zhao: Combattante de la liberté.
- Inventaire du Fonds d’archives Lin Zhao préservé à la Hoover Institution Library & Archives (consulter)
- Lian, X. (2018). Blood letters: The untold story of Lin Zhao, a martyr in Mao’s China.
- 胡杰 (Hu Jie), 寻找林昭的灵魂 (À la recherche de l’âme de Lin Zhao), 2004, 115 min (visionner)
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Lian, X. (2018) Blood Letters: The Untold Story of Lin Zhao, a Martyr in Mao’s China higlights at at the John Hope Franklin Center. (consulter)
- Philip P. Pan, « A Past Written In Blood », Washington Post, 3 juillet 2008, C01 (lire en ligne)
- « Chinese martyr inspires 50 years after execution », sur United Methodist News Service (consulté le 11 décembre 2018)
- Wikipédia (fr) : Lin Zhao, Révolution culturelle, Parti communiste chinois, Campagne des Cent Fleurs, Grand Bond en avant
- Wikipedia (en) : Lin Zhao, Great Chinese Famine, Peking University, Renmin University of China
- 维基百科 (zh) : 林昭,
Notes et liens complémentaires
- Voir la section de page Wikipedia sur la réaction du Parti.
- Détail cité dans « The heroine Mao couldn’t crush wrote letters in her own blood » dans la version Web du Daily Mail le 14 mai 2018 et tiré du livre de Lian Xi en référence [extrait en ligne].
- Wikipedia (fr): Sei Shōnagon
- Hu Jie se décrit lui-même comme un archéologue sur l’histoire de la Chine (Wikipedia). Voir aussi: 📷 Hu Jie stands beside his painting of Chinese dissident Lin Zhao par Matthew Bell.
- Ian Johnson. « China’s Invisible History: An Interview with Filmmaker and Artist Hu Jie ». New York Review of Books China Archive, 27 mai 2015.
- Voir la notice du livre Blood letters : the untold story of Lin Zhao (…) dans le catalogue de BAnQ.
- François Bougon. « Retrouver Lin Zhao dans la fureur de l’histoire chinoise ». Le Monde, 13 octobre 2018.
- Sur PRETNUMERIQUE.CA.
Illustration
- (1) Portrait de Lin Zhao (via Wikimedia Commons)
- (4) Lin Zhao et Gan Cui à Beijing, tiré du documentaire 寻找林昭的灵魂, 2004
- (2, 3 et 5) Illustrations tirées du fanzine 半元, par Lëa-Kim Châteauneuf (2018). Licence: CC BY:SA 4,0.