Blaise Cendrars Ă©crit en 1929 : « Un des grands maĂźtres de la rue de Paris, je veux dire Cassandre, […] nâest pas seulement un peintre, mais est encore un des plus fervents animateurs de la vie moderne, un dictateur du goĂ»t et de la mode dont on lit les mots dâordre sur les affichesâŠÂ »1
Cassandre, le cĂ©lĂšbre affichiste, lance trois ans plus tard une campagne publicitaire pour les apĂ©ritifs Dubonnet. Une singuliĂšre affiche triptyque Art dĂ©co qui dĂ©compose le geste dâun consommateur et la marque comme le ferait le cinĂ©ma en trois arrĂȘts sur image: Dubo⊠Dubon⊠Dubonnet (1932). La mine Ă©bahie, ce sympathique personnage au chapeau melon est bien accueilli par la rue. Descendue dans les tunnels du mĂ©tro parisien, cette annonce ainsi dĂ©composĂ©e se diffuse parfaitement dans le va-et-vient du trafic et Ă la vue des voyageurs avec une efficacitĂ© commerciale redoutable. La rĂ©clame va bientĂŽt faire place Ă la publicitĂ©.
En 2014, les habitants de Rennes (France, Bretagne) cĂ©lĂšbrent avec un peu de nostalgie mais Ă grand renfort de musique la dĂ©molition place Sainte-Anne dâune maison Ă la façade peinte Dubonnet. Certains intĂ©graient dĂ©jĂ ce mur Ă leur patrimoine. Câest un superbe hommage fait Ă Cassandre 82 ans plus tard.
Lâaffichiste rĂ©fĂ©rant du style Art dĂ©co
Adolphe Mouron dit Cassandre est nĂ© de parents français Ă Kharkiv2 (Đ„Đ°ŃĐșŃĐČ, Ukraine) en 1901. ArrivĂ© en France en 1915, il entre Ă lâĂ©cole des beaux-arts de Paris pour Ă©tudier la peinture, notamment lâimpressionnisme, puis sâinscrit aux cours Julian. Il dĂ©cide de poursuivre une carriĂšre dâartiste-peintre.
MalgrĂ© un pĂšre financiĂšrement trĂšs conciliant, il assure son indĂ©pendance en travaillant comme graphiste pour une sociĂ©tĂ© dâĂ©dition. TrĂšs au fait des travaux du Bauhaus, des nouveaux mouvements picturaux, le cubisme, le purisme, le surrĂ©alisme, il rĂ©alise une affiche rĂ©solument Art dĂ©co, Au bĂ»cheron (1923), pour un magasin de meubles, qui sera rĂ©compensĂ©e en 1925 par le Grand prix de lâexposition internationale des Arts dĂ©coratifs et industriels modernes. Cette distinction assure sa notoriĂ©tĂ©.
Cassandre prĂ©sente en 1927 deux affiches Nord Express 3 et LâĂ©toile du Nord 4 suggĂ©rant pour ces trains de luxe puissance et vitesse. Le mĂȘme concept est repris pour les affiches des compagnies de navigation, LâAtlantique 5 (1931) et pour le dĂ©tenteur du Ruban bleu 6, le paquebot Normandie 7 (1935).
Au sommet de son talent, Cassandre devient lâaffichiste rĂ©fĂ©rant du style Art dĂ©co 8. Fait inaccoutumĂ© pour lâĂ©poque, Raoul Bonin (1904-1949), un jeune graphiste illustrateur montrĂ©alais, le rejoint Ă Paris dans dans les annĂ©es 1930 pour travailler avec lui. Fort de cette expĂ©rience, Bonin revient Ă MontrĂ©al et y met en pratique les normes esthĂ©tiques et fonctionnelles de lâart moderne, mais il peine Ă les faire accepter par les Ă©diteurs encore frileux de ces nouvelles mĂ©thodes.
Connaissant les derniers perfectionnements de lâimprimerie, maĂźtrisant sans faille la pratique de lâaĂ©rographe, Cassandre poursuit ses travaux. La typographie tient une place essentielle dans ses compositions, le dessin devant ĂȘtre basĂ© pour lui sur le texte et non lâinverse : « câest le mot qui commande, qui conditionne et anime toute la scĂšne publicitaire », dit-il. Cassandre voit donc lâutilitĂ© de crĂ©er de nouvelles polices de caractĂšres. Il rencontre Charles Peignot, imprĂ©gnĂ© aussi des recherches de lâEcole de Dessau. La SociĂ©tĂ© Deberny et Peignot Ă©dite ainsi en 1929 les premiers caractĂšres typographiques de Cassandre : le Bifur, une police dâun graphisme novateur destinĂ©e au titrage et dont les minuscules ne seront jamais dessinĂ©es. LâAcier noir et le Peignot â lancĂ© Ă lâoccasion de lâexposition universelle de 1937 – suivent les annĂ©es suivantes.
L’aventure amĂ©ricaine
EnthousiasmĂ©, Cassandre dĂ©couvre en 1935 la peinture de Balthus, qui lui rappelle ses premiĂšres intentions de jeune Ă©tudiant : devenir peintre. Le musĂ©e dâArt moderne de New York consacre une exposition de ses Ćuvres graphiques en 1936, tandis que la revue Ă©tats-unienne Harperâs Bazaar lui propose un contrat pour la crĂ©ation de ses couvertures, lesquelles seront quasiment toutes rĂ©alisĂ©es par Cassandre durant les trois annĂ©es suivantes. Cassandre part alors aux Ătats-Unis dâAmĂ©rique Ă lâautomne 1936 et y rencontre Dali, De Chirico, Raymond Loewy. Câest dans ce contexte quâil reprend la peinture de chevalet. Son installation Ă New York est cependant difficile, la prospection auprĂšs des annonceurs est laborieuse car leurs approches de vente ne sont pas celles pratiquĂ©es en Europe. Quelques projets aboutissent nĂ©anmoins avec Ford (Watch the Fords go by, 1937), Hawaiian Pineapple Compagnie (Dole pineapple juice, 1938) et Container Corporation of America.
Ă son retour de New York en fĂ©vrier 1938, Cassandre, dĂ©sabusĂ©, prend un peu de distance avec la publicitĂ©. Il renoue avec le monde du thĂ©Ăątre comme il lâa fait en 1933 en dessinant les dĂ©cors dâAmphitryon 38 de Jean Giraudoux et ceux du ballet Aubade de Serge Lifar. Il apportera ainsi sa contribution Ă 14 spectacles dans les dix-huit annĂ©es qui suivent, dessinant des dĂ©cors et costumes entre autre pour lâOpĂ©ra de Paris ou La ComĂ©die Française. AprĂšs six mois passĂ©s en Italie en 1948, oĂč il rĂ©alise quelques projets dâaffiches pour son Ă©diteur de Milan, le Festival dâAix-en-Provence sollicite ses talents pour dessiner un nouveau thĂ©Ăątre en plein air et crĂ©er les dĂ©cors et costumes de Don Juan de Mozart. Ce sera un vĂ©ritable succĂšs. La mĂȘme annĂ©e il est nommĂ© Chevalier de la LĂ©gion dâHonneur et en octobre 1950 le musĂ©e des Arts dĂ©coratifs de Paris organise une exposition rĂ©trospective de son Ćuvre.
Cassandre travaille Ă son dernier spectacle en 1959 pour les tragĂ©dies de Racine qui doivent se jouer Ă la ComĂ©die Française. Il y investit personnellement beaucoup de temps et dâefforts, mais le dĂ©cor déçoit et se voit complĂštement repensĂ©, de sorte que seuls le dispositif scĂ©nique et la composition demeureront de ce travail acharnĂ©. Cette expĂ©rience lâamĂšnera pourtant Ă ĂȘtre promu au grade dâOfficier de la LĂ©gion dâHonneur en 1962 : « Par sa connaissance des styles des arts et techniques du tháșżatre, M. Cassandre honore lâĂ©cole française et en assure la continuitĂ©. Il serait bon quâau moment mĂȘme oĂč la reprise de PhĂšdres Ă la ComĂ©die-Française a pu donner lieu Ă des commentaires divers fĂ»t rĂ©compensĂ© lâartiste qui a conçu le beau dĂ©cor de cet ouvrage et animĂ© lui-mĂȘme pendant deux ans dâefforts opiniĂątres le personnel de lâatelier de dĂ©coration, donnant ainsi un mangifique exemple de talent et de probité » lit-on dans son dossier.
Accusant lâĂ©chec, Cassandre fait ses adieux au thĂ©Ăątre et poursuit les activitĂ©s quâil menait en parallĂšle dans la peinture. Avec le soutien de ses amis, il expose ses toiles en galeries, en particulier des natures mortes, des paysages, le portrait de Coco Chanel (1942) et du poĂšte Pierre Reverdy (1943) ou encore La frontiĂšre (1962), lâune de ses derniĂšres toiles. Il refuse de prendre la direction de la Villa MĂ©dicis Ă Rome en 1959.
Il nâabandonne pas pour autant les arts graphiques et crĂ©Ă© des pochettes de disques, des catalogues commerciaux, et les polices de caractĂšres Nuova Pica et Graphika 81 pour les machines Ă Ă©crire Olivetti. Malheureusement cette derniĂšre nâĂ©tait adaptĂ©e quâĂ un seul modĂšle de machine qui fĂ»t rapidement retirĂ©e de la vente, et resta donc peu connue. En 1963, Yves Saint Laurent et Pierre BergĂ© font appel Ă lui : Cassandre dessine le cĂ©lĂšvre logotype de la marque Yves Saint-Laurent, dont les trois initiales sâentrelacent avec Ă©lĂ©gance et simplicitĂ©, et qui sera utilisĂ© jusquâau changement de nom de la maison en 2012.
Cassandre se lance par la suite dans des projets dont il ne voit pas toujours lâaboutissement et sombre progressivement dans la dĂ©pression. En 1963, il quitte Paris pour aller peindre sur le motif des paysages dans le Bugey (Ain). Las, il regagne Paris deux ans plus tard, se consacre Ă la crĂ©ation de la police de caractĂšre « Cassandre », qui ne sera pas Ă©ditĂ© de son vivant, et prĂ©pare des expositions rĂ©tropsectives Ă Paris, GenĂšve et Amsterdam. Il se suicide Ă Paris le 17 juin 1968, un an jour pour jour aprĂšs une premiĂšre tentative manquĂ©e en 1967. Son fils Henri Mouron, issu de son premier mariage avec Madeleine Cauvet, lui consacrera un livre en 1985.
Sources
- « Cassandre » sur Wikipédia ;
- Site officiel tenu par Roland Mouron, petit-fils de A. M. Cassandre ;
- JĂ©rĂŽme Peignot, « A. M. Cassandre ou l’autobiotypographe », in Communication & Langages, 1985, pp. 53-73 ;
- Manifeste de la police de caractĂšre BIFUR ;
- Pierre Fresnault-Deruelle, « Une affiche qui a du tranchant », Actes Sémiotiques [En ligne]. 2008, n° 111.
- Dossier numérisé sur le site des archives nationales de France ;
- « A.M. Cassandre. Oeuvres graphiques 1923-1939 », BibiliothĂšque nationale de France, 20 septembre â 4 dĂ©cembre 2005 ;
Notes et liens complémentaires
- Blaise Cendrars, Texte publié dans la revue Vogue. Octobre 1933.
- ou Kharkov (Đ„Đ°ÌŃŃĐșĐŸĐČ) en russe.
- Nord Express, 1927. Minneapolis Institute of Art.
- Ătoile du Nord, 1927. The Museum of Modern Art, New York.
- A.M. Cassandre (1901-1968) – L’Atlantique. Christie’s.
- Voir Ruban bleu sur Wikipedia (fr).
- A. M. Cassandre. Normandie. 1935. The Museum of Modern Art, New York.
- Voir Art déco sur Wikipedia (fr)