Ne le cherchez pas sur Wikipédia, il n’y est pas encore. Il est sur Wikidata, cependant, et on le retrouve aussi sur cette photo de groupe plus ou moins floue de Conrad Poirier (sur Commons), assis et souriant entre l’animateur vedette Roger Baulu et Athanase David,l’honorable sénateur.
Raymond Tanghe mériterait pourtant d’avoir un portrait bien au focus, sa propre page et une entrée dans le Portail des sciences de l’information et des bibliothèques ou dans celui de la géographie ou encore dans celui de l’urbanisme. Ces différentes disciplines auxquelles cet homme-orchestre a contribué de manière notable lui ont permis de développer une approche interdisciplinaire et une vision originale pour les bibliothèques de son temps… et du nôtre. Je vais me pencher ici sur son legs concernant les bibliothèques ⏤ qui est loin d’être banal ⏤ en esquissant quelques réserves de circonstance.
Notes biographiques
Moissonnant les catalogues de différentes bibliothèques et quelques bases de données d’archives, j’ai trouvé des informations parcellaires sur Raymond Tanghe, comme un casse-tête dont les pièces rassemblées, et même s’il en manque, dévoilent incontestablement le profil d’un intellectuel d’envergure.
Plusieurs des faits et des dates dont je dispose aujourd’hui pour décrire l’homme de manière plus systématique, je les dois aussi à Marcel Lajeunesse. En 2010, il a produit une note bibliographique au sujet de Raymond Tanghe qu’il a bien voulu me partager. Les idées discutées proviennent cependant des lectures que j’ai faites des écrits de Tanghe sur la géographie humaine et la bibliothéconomie — et d’autres, encore, sur l’histoire de l’urbanisme à Montréal.
Né en 1898 à Tourcoing, une ville qui est située près de Lille et d’Amiens, dans le nord de la France, Raymond Tanghe débarque au Canada en 1920 et se fait libraire. 1Il entame des études en sciences sociales, politiques et économiques à l’Université de Montréal qui le mèneront jusqu’au doctorat. Sa thèse est publiée sous le titre de « Géographie humaine de Montréal » en 1928 et lui vaut le Prix David en 1930.2
À partir du moment où il reçoit sa licence en 1924, il enseigne l’histoire ou la géographie dans différents établissements: le Collège Jean-de-Brébeuf, l’École des sciences sociales, politiques et économiques de l’Université de Montréal, l’École des hautes études commerciales.2 Il obtient le poste de directeur de la bibliothèque centrale de l’Université de Montréal en 1942, au moment de la mise en place de celle-ci sur le campus de la Montagne.2 En 1953, il devient aussi bibliothécaire adjoint de la Bibliothèque du Canada qui vient d’être fondée, un poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite de la fonction publique.2 Il accepte par la suite de diriger la Maison des étudiants canadiens à la Cité internationale de Paris où il demeure jusqu’en 1967.2 Il meurt à Montréal le 6 août 1969.
Le bibliothécaire engagé
Raymond Tanghe participe à différentes activités dans le prolongement de sa vie d’intellectuel. Il sera rédacteur en chef de la revue L’action universitaire, présent à la radio de Radio-Canada, il donnera des conférences et publiera plusieurs ouvrages sur la géographie humaine.2
Son engagement dans le monde des bibliothèques est aussi conséquent. Il préside l’Association des bibliothécaires de langue française3 pendant plusieurs années (1948-1950 et 1951-1953) et fut d’ailleurs le premier laïc élu à la tête de cette association. 4Il assure également la présidence de la Société bibliographique du Canada de 1958 à 1960. 4
Ses activités professionnelles le conduisent à réfléchir aux questions bibliothéconomiques et se traduisent par la publication de quelques titres:
- Pour un système cohérent de bibliothèques au Canada français (Fides, 1952), où il présente une stratégie de développement des services de bibliothèques au Québec;
- Le bibliothécariat (Fidès, 1962) dans lequel il partage sa vision de la profession.
- Il consacre un ouvrage historique sur L’école des bibliothécaires: 1937-1962 (Fidès, 1962).
- On lui doit aussi une compilation rédigée pour la Société bibliographique du Canada: La bibliographie des bibliographies canadiennes / Bibliography of Canadian Bibliographies.
Tanghe est par ailleurs à l’origine de nombreux articles sur le même sujet.
Le géographe et l’urbaniste volontariste
Avant d’être un gestionnaire de bibliothèque, Tanghe est d’abord un théoricien dans le domaine de la géographie humaine. Son objet d’étude principal est Montréal5. Plus précisément, il participe à la mise en place locale des idées et des connaissances qui, depuis le début du XXe siècle, vont conduire à l’institutionnalisation de cette discipline appliquée qui émerge: l’urbanisme. Ce nouveau territoire du savoir s’intéresse à la planification d’un phénomène sans précédent: la croissance urbaine.
Cet intérêt pour l’édification de la ville — et surtout pour la ville de demain — joue un rôle important lorsqu’il s’agit de comprendre la signature intellectuelle de Tanghe ainsi que les vues qu’il entretient au sujet de la place des bibliothèques dans la société, et des bibliothèques comme place dans la ville. À ce titre, il souscrit aux conceptions des nouveaux urbanistes, qui mettent de l’avant la promotion du bien commun et de l’intérêt général au moyen d’une nécessaire planification tout en visant une certaine forme de pragmatisme dans les interventions.6
Les études urbaines vont aussi explorer comme nulle autre auparavant les rapports coïncidant entre le spatial et le social. Cette voie fondera bientôt la sociologie urbaine en privilégiant une approche systémique, voire organiciste de la ville assimilée à un organisme vivant qu’il faut guérir de ses maux, ainsi que la formation d’experts appelés à concevoir les politiques publiques servant de remèdes.7 Ces idées vont nourrir la réflexion de Tanghe sur la planification des bibliothèques et en influencer l’approche méthodologique de même que le contenu.
Mais plus encore, comme on le rappelle dans une thèse écrite sur la naissance de l’urbanisme montréalais et qui reprend l’épilogue de la Géographie humaine de Montréal de Tanghe parue en 1928, ce dernier quittait parfois la figure du scientifique pour solliciter directement la participation et la coopération des parties prenantes autour d’un projet collectivement curatif:
« Raymond Tanghe évoquait le devoir impérieux des« citadins» envers leur ville en même temps que la volonté de nourrir une «ambition collective». Liant étroitement urbanisme et éducation du sentiment civique, il éprouvait le besoin de quitter « l’attitude objective » pour suggérer les moyens de remédier aux maux de l’ organisme malade. Il décrivait ainsi les signes d’un espoir. Cette ambition, espérée par R. Tanghe, invitait le lecteur à distinguer une forme de coopération locale autour d’une nouvelle spécialité désignée sous le nom d’urbanisme. À Montréal, un certain nombre de citoyens éminents s’ étaient engagés sur cette voie et avaient souscrit solidairement à combattre les désordres urbains. »8
Cet appel à la coopération de même que le recours à plusieurs des idées structurantes qui caractérisent l’urbanisme naissant se retrouvent dans le projet qu’il soumet et qu’il intitule « Pour un système cohérent de bibliothèques au Canada français. »9
Cette posture volontariste des urbanistes s’exprime également dans des appels qui vont appuyer précisément la création d’équipements publics ⏤ et notamment de bibliothèques ⏤ qui sont au cœur du projet d’une Cité ouverte, solidaire et saine à laquelle ces nouveaux experts de la ville et les citoyen.ne.s qui les soutiennent, aspirent:
« … de nombreux urbanistes cherchèrent à rallier l’opinion autour d’ équipements publics en tant qu’emblèmes de la modernité et de la solidarité civique. Ils appuyèrent la création d’ un jardin botanique et zoologique, d’ un planétarium, d’un aquarium, de bibliothèques, et l’aménagement d’espaces verts pour améliorer l’hygiène publique et préserver la santé… »10
C’est donc bien en reconnaissant cet engagement et ce parti-pris pour l’aménagement urbain, social et civique qu’il faut comprendre l’intention de Tanghe à travers la rédaction de cette brochure, « Pour un système cohérent de bibliothèques au Canada français. »
Le « système cohérent » selon Raymond Tanghe
Dans cet ouvrage publié en 1952 aux Éditions Fides par Raymond Tanghe, celui-ci affiche le titre de Conservateur de la bibliothèque de l’Université de Montréal qu’il détient depuis 1942. Il reprend dans cet écrit le Manifeste de l’École de bibliothécaires paru en juillet 1947 dans la revue Lectures (mais dont la rédaction est datée de 1944) et qui est co-signé par Léo-Paul Desrosiers, directeur de l’École de Bibliothécaires, Emile Deguire et Marie-Claire Daveluy, directeurs-adjoints, Paul-A. Martin, secrétaire, Joseph Brunet, directeur des cours11.
Dans ce manifeste, les auteurs et l’autrice réfèrent à la recherche d’une « formule » dans le giron du domaine de l’éducation, assumant sans équivoque la nature publique des bibliothèques, plutôt que religieuse:
« Les bibliothèques appartiennent aujourd’hui, du consentement unanime, au domaine éducationnel. En tant que rouages administratifs, elles ressortissent aux différents ministères de l’éducation de provinces ou des États. C’est une place qui leur est naturelle et qui leur convient. Elle leur est accordée d’un commun accord. »2
Il y est préconisé de s’appuyer sur les comités de l’instruction publique (dotés d’un profil confessionnel), lesquels sont invités à créer des services spéciaux pour supporter la croissance des bibliothèques et, éventuellement, les principes d’une législation autour d’un Office provincial. Cette formule recommande le déploiement de Commissions municipales chargées des bibliothèques centrales dans les grandes villes (une anglophone et une francophone à chaque fois) de même que des Conseils régionaux responsables de centrales régionales (avec encore ici leurs pendants anglophones et francophones).
On précise aussi que cette formule préserve les droits des bibliothèques existantes, qui s’intégreraient selon leur profil, notamment en conservant les prérogatives des « divers éléments religieux ». Selon les auteurs et l’autrice, c’est l’absence, jusqu’à ce jour, d’une telle formule scellant l’entente entre des parties traditionnellement antagonistes qui a gêné le développement des bibliothèques publiques au Québec:
« C’est plutôt le manque de base solide et d’une formule acceptable à tous qui a entravé le développement chez nous d’institutions aussi nécessaires et utiles que les bibliothèques. Les discussions, les luttes de groupe à groupe, les appréhensions de plusieurs, ont toujours empêché la croissance et le développement de nos salles de lecture. Par voie de conséquence, le public n’a pas eu a sa disposition les lectures dont il avait besoin et qu’il recherchait. »2
L’écart de huit ans au total, de la rédaction du Manifeste (1944), puis sa publication (1947), jusqu’au texte de Tanghe (1952) qui le reprend et le prolonge, donne à penser que la formule préconisée par l’École des bibliothécaires n’aura guère contribué à faire sortir les acteurs de la lecture publique de l’impasse — et donc à faire évoluer la situation des bibliothèques québécoises et celle des publics qui en étaient les otages et en faisaient les frais. Ceci bien que la dite formule avait reçu l’approbation magnanime de toutes les instances religieuses.
Il semble que le travail de Tanghe qui prend la relève soit le fruit de sa propre initiative ⏤ nulle trace d’un mandat associatif ou institutionnel n’est indiqué ⏤ , une initiative qui s’avère on ne peut mieux accueillie par les membres du clergé. La nouvelle mouture de ce plaidoyer pour les bibliothèques, qui se voulait à l’origine dans le Manifeste un programme public, adopte désormais une facture qui réjouit fort l’Archevêque de Montréal, Paul-Émile Léger, et pour cause:
« Le projet de Bibliothèques Paroissiales que vous présentez, dans votre brochure “Pour un système cohérent de bibliothèques au Canada français”, mérite la collaboration de toutes les bonnes volontés qui désirent sincèrement fournir à notre peuple les moyens nécessaires pour élever son niveau de culture… j’espère que toutes les paroisses de notre immense Cité seront dotées de bibliothèques, scientifiquement organisées et faciles d’accès. Elles constitueront une digue efficace contre le torrent impétueux du mal que Pie XII vient de décrire dans sa nouvelle lettre encyclique (…) »12
En 1952, le retour des bibliothèques paroissiales en tant que modèle de développement pour les bibliothèques apparaît comme un pas en arrière étonnant et susceptible de causer, en dépit des convictions de Monseigneur, plus de tort que de bien en matière de lecture publique au Québec, si l’on en croit les historiens qui interprèteront ces événements par la suite.
Le modèle des bibliothèques paroissiales est apparu à partir de 1840 sous l’impulsion du clergé catholique, notamment par l’intermédiaire de L’Œuvre des bons livres13 des Sulpiciens. Sa finalité est l’alphabétisation de la population mais, surtout, le sauvetage des âmes14. Pour les fabriques15, il s’agissait de financer ces bibliothèques dans les paroisses et, pour les curés, d’en assurer la promotion et le contrôle, considérant que « pour empêcher le peuple de lire des mauvais livres, il faut lui en procurer des bons. »16 Le succès de cette entreprise a été relatif; leurs « fondations, fragiles et brèves »; et leur dynamisme, souvent proportionnel aux efforts qu’il fallait déployer pour contrer les projets de bibliothèques publiques et pour continuer d’affirmer le pouvoir de l’Église.17
Comment expliquer qu’un chercheur, « un universitaire ouvert et averti » comme Raymond Tanghe, ainsi que le qualifie Marcel Lajeunesse18, puisse proposer cette nouvelle mais pas si nouvelle formule, faisant des bibliothèques paroissiales la pierre angulaire de sa vision et le pilier d’un renouveau social et éducatif, malgré un air angoissant de déjà-vu? La réponse se trouve aisément dans le profil d’urbaniste de Tanghe.
- Le système et le plan. S’inspirant du Manifeste, Tanghe propose désormais, non plus « une formule », mais bien « un système », c’est-à-dire, « un plan ». Ce plan sollicite aussi, comme ces prédécesseurs et malgré la ferveur religieuse qu’il suscite, « l’autorité provinciale qui a juridiction en matière d’éducation. » Ce plan en faveur de la création et de l’expansion des bibliothèques est élaboré en fonction d’un « groupe » social spécifique: les « Canadiens de langue française, de religion catholique, vivant dans la province de Québec. »19
- L’intérêt général et la solidarité sociale. Tanghe, l’urbaniste, affirme que la nécessité de ce système s’accroît en raison de l’augmentation de la population, de l’essor de l’industrialisation et du fait que l’instruction rejoint de plus en plus les classes populaires. Il faut les distraire et les former, mais surtout, il s’inquiète au sujet de l’unité sociale du Canada et des différences qui le caractérise: langue, religion, mœurs, nouveaux immigrants, classes sociales « dont la stratification est de plus en plus marquée… révélant que l’esprit de classe règne déjà … séparées par l’indifférence et l’ignorance réciproque. »20 La finalité de ce plan serait donc de réduire les écarts et de favoriser la solidarité sociale: « Nous croyons pouvoir affirmer qu’il est plus facile de créer la solidarité sociale lorsque diminuent ou s’effacent les écarts entre les niveaux d’instruction et de culture des divers éléments de la société ».21
Cet objectif ne concerne guère le prosélytisme religieux. Il anticipe plutôt déjà certains discours sur le capital social de Robert Putnam qui établira la capacité des bibliothèques publiques, non seulement à créer des liens, mais surtout à créer des ponts entre des populations diversifiées.22
- Une intervention pragmatique. Tanghe propose de faire de la bibliothèque « le centre culturel de la paroisse. » Pourquoi avoir retenu la « formule paroissiale »? Les justifications invoquées pour ce choix ne reposent pas sur des motifs religieux, mais découlent plutôt de « considérations sur la vie paroissiale » qui sont pragmatiques. À cet effet, il décrit l’aménagement social actuel de la paroisse, les fonctions et l’espace que celle-ci circonscrit:
« Dans la province de Québec, la paroisse est une collectivité socialement organisée, qui a un centre de ralliement, qui possède ou peut fonder des œuvres adaptées au groupe humain qui la compose. N’ayant pas de caractère politique, la paroisse trouve son pouvoir d’agrégation dans la communauté de religion et dans le fait que les relations sociales y sont plus faciles, les individus se connaissant mieux et participant à de nombreuses manifestations de vie collective. »23
- Les relations entre le social et le spatial. Comme Ray Oldenburg en étudiant les tiers lieux, Tanghe voit dans la paroisse, un espace de vie informel à la disposition de la communauté, dont l’aménagement est favorable aux rencontres, aux échanges, aux conversations et à la création de liens sociaux.
Selon Oldenburg, les tiers lieux sont d’une importance critique dans la société civile. Ayant identifié le problème des places publiques en Amérique (« The Problem of Place in America »24, il constate, avec inquiétude, la disparition progressive de ces lieux de rassemblement, après la Seconde Guerre mondiale, et qui ont amené les citoyens à se replier dans le confort factice de leurs maisons, en compromettant la vitalité démocratique.7 Tanghe compare la situation entre la campagne et la ville et identifie à la campagne des conditions de structuration de la vie sociale qui sont déterminées par la fonction paroissiale à travers des lieux et des événements socialisants et propices à la solidarité:
« Dans les campagnes surtout, on apprend au prône les événements familiaux, heureux ou tristes, qui affectent les membres de la paroisse, ce qui accentue le sentiment de solidarité; à la sortie de la messe, comme l’a relaté Louis Hémon, les paroissiens échangent des nouvelles, reprennent contact les uns avec les autres. Le Canada français a tiré de sa vie paroissiale les meilleurs éléments de sa survivance. »25
Le discours de Tanghe rappelle celui de la sociologie urbaine, à la façon d’Oldenberg qui viendra après lui, et qui décrit les places de marché, les pubs anglais, les parcs, les cafés, les parvis d’église exemplifiant les tiers lieux et dont les usages tranchent avec les activités des nouvelles trames urbaines qui stimulent plutôt une individualisation croissante et l’effritement du tissu social:
« Dans les villes, on constate un affaiblissement de l’esprit paroissial. Les causes en sont diverses. La principale semble le surpeuplement de beaucoup de paroisses; d’une par le clergé se trouve souvent débordé; d’autre part, les paroissiens se sentent moins solidaires et se laissent gagner par l’apathie à l’égard de leurs trop nombreux co-paroissiens. Il y a bien d’autres motifs: la vie moderne, la fréquence des déménagements, l’individualisme ou l’égoïsme qui détourne des responsabilités à prendre. Situation regrettable contre laquelle on réagit depuis quelques années. La vie paroissiale est l’affaire des laïcs; il leur appartient de l’organiser et de la rendre aussi attrayante que possible. »26
Selon Tanghe, la vie sociale au Canada s’identifie à la vie paroissiale où elle se fabrique laquelle est garante de sa survie politique au sens national. Or, selon lui les bibliothèques sont susceptibles d’incarner ces nouveaux centres de la vie paroissiale, un remède pour la paroisse, puis, par un effet de rayonnement, pour la ville et la nation, c’est une question qui est de planification urbaine, et non de pastorale. Il précise que la vie paroissiale est une « affaire de laïcs », qui dépend de leur engagement civique et de la coopération, et qu’il désigne sous le terme de « collectivité paroissiale ».27
- Le recours aux politiques publiques. Le plan de Tanghe implique également que cette coopération soit placée sous la responsabilité d’un « organisme gouvernemental », et non l’Église. L’organisation des bibliothèques doit se faire sous « l’empire d’une loi » qui autorise les municipalités à fonder et entretenir une ou des bibliothèques; qui établit un Service de bibliothèques en charge de l’administration générale avec un Bureau de direction. Ce Service serait responsable des enquêtes, des données, des ressources, du développement des bibliothèques provinciales et centrales, de la gestion des acquisitions, de constituer un catalogue collectif, etc, etc. Bref, un Service qui n’existe pas encore pour les bibliothèques québécoise près de 70 ans plus tard. 27
La critique de l’urbanisme au service des élites
Le développement de l’urbanisme au Québec s’est généralement fait en suivant l’idéologie libérale.28 Il n’est pas si facile de situer Tanghe à cet aune, lui qui est tantôt progressiste, souhaitant remédier aux inégalités sociales, tantôt conservateur, convoquant les bibliothèques paroissiales pour le faire. En cela, ses positions sont le reflet de l’ambivalence caractéristique du Québec à l’égard du développement des bibliothèques. Mais le portrait, en dépit de cette tension (ou à cause d’elle), méritait d’être plus nuancée.
Au termes de l’exercice, on ne peut pas ne pas reconnaître l’intérêt du parti pris méthodologique qui est celui de l’urbanisme et de la sociologie urbaine de même que l’originalité et la pertinence de l’approche de Tanghe lorsqu’il s’agit de planifier et de gérer les bibliothèques. Encore aujourd’hui, ces approches ne sont pas suffisamment intégrées dans les réflexions et les bibliothécaires exposé(e)s à cet appareil conceptuel et à ces outils.
Cependant, on peut émettre des doutes sérieux sur le choix du cadre, la paroisse, auquel Tanghe fait appel pour la conception de sa solution, certes potentiellement salvatrice, mais dont les fondements sont aux antipodes du projet de la bibliothèque publique. À cet égard, son système risquait surtout d’accentuer l’incohérence du modèle québécois des bibliothèques.
Il est peut-être opportun, au final, de questionner aussi la complaisance que Tanghe exprime encore à l’égard du pouvoir religieux au seuil de la Révolution tranquille; d’interroger sa défense de la structure religieuse ⏤ une stratégie pourtant ouvertement opportuniste mais servant les intérêts du clergé et le statu quo quand même ⏤ et qu’il présente comme un projet scientifique. Si sa planification de l’espace civique au profit de la structure religieuse avait fonctionnée et avait été mise en place, elle serait peut-être à ranger dans ces dérives et ces « erreurs commises au nom de l’ urbanisme » par des experts peu portés sur la critique de leur situation sociale et « agi[ssant]au service des élites », notamment religieuses, qu’il côtoyait depuis de nombreuses années sur le flan de la Montagne.29
Domaine public
L’ensemble de l’œuvre de Raymond Tanghe entre dans le domaine public canadien en 2020.
- Géographie humaine de Montréal, (1928)
- Montréal, (1936)
- Le conflit italo-éthiopien, (1936)
- Initiation à la géométrie humaine (1943)
- Géographie économique du Canada, (1944, 1947)
- Itinéraire canadien, (1945)
- Pour un système cohérent de bibliothèques publiques au Canada français, (1952)
- Laurier, artisan de l’unité canadienne, 1841-1919, (1960)
- Le bibliothécariat, 1962
- L’école des bibliothécaires de l’Université de Montréal, 1962
Notes et liens complémentaires
- Marcel Lajeunesse. Tanghe, Raymond, 1898-1960. Pré-publication, 2010.
- Ibid.
- Fonds Association canadienne des bibliothécaires de langue française. BAnQ Vieux-Montréal. MSS179.
- Op.cit.
- Raymond Tanghe. Géographie humaine de Montréal. Montréal: Librairie d’action canadienne française, 1928. Documents économiques, contribution à l’École des Sciences sociales, économiques et politiques de l’Université de Montréal, p.324-325.
- Gabriel Rioux. Le milieu de l’urbanisme à Montréal (1897-1941), histoire d’une « refondation ». [Thèse] Université du Québec à Montréal et Paris, La Sorbonne, 2013, p. 320. (PDF, 33,4 Mo)
- ibid.
- Ibid, p. 4.
- Raymond Tanghe. Pour un système cohérent de bibliothèques publiques au Canada français. Montréal : Fidès, 1952.
- Op.cit, p. 263.
- Léo-Paul Desrosiers et coll.. Manifeste de l’École de biblothécaires. Lectures. juillet 1947. [lire en ligne]
- Paul-Émile Léger. Lettre dans Pour un système cohérent de bibliothèques au Canada français. Montréal: Fidès, p. 4-5.
- Voir le Catalogue de la Bibliothèque de l’Œuvre des bons livres, érigée à Montréal sur BAnQ numérique.
- Lajeunesse, Marcel. (2004). Lecture publique et culture au Québec. XIXe siècle et XXe siècles. Montréal. Presses de l’Université du Québec, p. 138.
- Voir Le rôle du conseil de la Fabrique dans une paroisse catholique dans Le patrimoine immatériel religieux. Université Laval.
- « Règlement disciplinaire adopté dans le second Concile provincial de Québec, 4 juin 1854 », Mandements, lettres pastorales, circulaires publiés dans le diocèse de Montréal, Montréal, Chapleau, 1887, vol.II, p. 457, cité dans Lajeunesse, Marcel. Lecture publique et culture au Québec. XIXe siècle et XXe siècles. Montréal. Presses de l’Université du Québec, 2002, p. 140.
- Ibid, 155.
- Ibid, 131.
- Raymond Tanghe. Pour un système cohérent de bibliothèques publiques au Canada français. Montréal : Fidès, 1952, p. 7.
- Ibid, p.8.
- Ibid, p.9.
- Putnam, Robert. Better Together Restoring the American Community. Simon & Schuster, 2003.
- op.cit, p.13-14.
- Ray Oldenburg. The Great Good Place (Part I, chap. 1). New York: Marlowe, 1999. [fiche]
- Op.cit, p. 14.
- Ibid, p.14.
- Ibid, p.16.
- Rioux, Gabriel. op. cit., p. 319.
- Ibid, p. 247.
Illustration
- Portrait de Raymond Tanghe. Dessin: Jean-Pierre Marquis (CC BY-SA 4.0).
- Présentation de livres offerts par le gouvernement américain à l’Université de Montréal, 25 octobre 1952. 1 photographie : épreuve n&b, 20 X 25 cm. Archives UdeM, D0037/1fp,04745 (avec l'aimable autorisation de l'Université de Montréal.
- BAnQ. Couverture fictive du livre Géographie humaine de Montréal. (utilisation équitable )
- BAnQ. Couverture fictive du livre Pour un système cohérent de bibliothèques au Canada français. (utilisation équitable )