Lorsque jâai dĂ©cidĂ© de mâoccuper de rĂ©diger la notule sur Marius Barbeau1, je savais dĂ©jĂ que je mâattaquais Ă un sujet difficile. Difficile parce que beaucoup a dĂ©jĂ Ă©tĂ© Ă©crit sur son travail, ses recherches et, mĂȘme, sur sa vie. Au dĂ©part, jâai voulu explorer des aspects un peu moins documentĂ©s de sa carriĂšre, comme tout le travail photographique quâil a accompli, en documentant ses recherches ou lâinfluence que son parcours â celui de lâun des premiers anthropologues professionnels du Canada â a pu avoir sur la profession. Je me suis donc rendu aux Archives nationales afin dâexplorer une partie de son Fonds dâarchives2.
Sachez que la majoritĂ© des Fonds dâarchives peuvent ĂȘtre consultĂ©s et quâon y retrouve souvent de petits trĂ©sors tout en ayant une relation parfois intime avec le sujet du Fonds Ă travers des notes manuscrites, des journaux ou des correspondances. Il faut savoir aussi que la trĂšs grande partie du Fonds Marius Barbeau est conservĂ©e au MusĂ©e canadien de l’histoire3 (autrefois MusĂ©e canadien des civilisations) mais de nombreux documents trĂšs intĂ©ressants se trouvent entre les mains de BAnQ. Jâai donc rĂ©ussi Ă en apprendre un peu plus sur lâhomme et sa carriĂšre.
Une histoire en images
Jâai ainsi eu le bonheur de consulter de trĂšs nombreuses photographies relatant la jeunesse de Barbeau, ses grands-parents, la maison familiale Ă Sainte-Marie-de-Beauce oĂč ses parents, cultivateurs et Ă©leveurs de chevaux, lâont Ă©levĂ©. Jâai aussi appris que Charles et Virginie, ses parents, jouaient du violon et du piano et que le petit Marius a Ă©tĂ© trĂšs jeune en contact avec les chansons et les danses folkloriques. Jâai Ă©galement vu des photos dâun jeune Marius Barbeau, alors aux Ă©tudes Ă Oxford, puis Ă la Sorbonne.
En plus des photographies, jâai eu la libertĂ© de consulter de nombreux documents et Ă©changes avec des centres de recherche ou organismes dâun peu partout dans le monde tĂ©moignant de la portĂ©e et de lâimportance du travail quâeffectuait Barbeau.
Un patrimoine sonore
Malheureusement, je nâai pas eu lâoccasion dâentendre les enregistrements originaux de Barbeau puisque la plupart d’entre eux sont prĂ©servĂ©s Ă lâUniversitĂ© Laval ainsi quâau MusĂ©e canadien de lâhistoire. Comme il y a environ 3 800 enregistrements sur rouleaux de cire effectuĂ©s par Barbeau, on ne peut passer Ă cĂŽtĂ© du fait quâil sâagit certainement de la plus grande collection de chansons traditionnelles de la premiĂšre moitiĂ© du 20e siĂšcle. GrĂące Ă des informateurs, comme le troubadour Louis LâAveugle4, Barbeau pouvait enregistrer, transcrire les paroles et la musique et ainsi Ă©tudier un rĂ©pertoire de chansons folkloriques aussi riche que variĂ©.
Par exemple, Barbeau recense 35 diffĂ©rentes versions de la chanson qui fut considĂ©rĂ©e comme Ă©tant lâhymne national de la Nouvelle-France par plusieurs, Ă la claire Fontaine.
Anecdote intĂ©ressante apprise grĂące Ă la lecture des archives de Barbeau: la chanson Ă la claire fontaine est un Ă©lĂ©ment dĂ©clencheur de sa carriĂšre centrĂ©e sur le folklore. Alors quâil est jeune Ă©tudiant au collĂšge des FrĂšres des Ăcoles chrĂ©tiennes de Sainte-Marie de Beauce, il est amenĂ© Ă chanter cette chanson sur scĂšne lors dâune soirĂ©e. Câest la premiĂšre fois quâil chante devant public et lorsquâil sort de scĂšne, il croise lâabbĂ© Prosper Vincent5, un prĂȘtre huron originaire de Lorette qui est prĂ©sent ce soir lĂ pour effectuer des danses traditionnelles huronnes et chanter des chansons. Barbeau relate cette soirĂ©e oĂč il a Ă©tĂ© impressionnĂ© par les danses de lâabbĂ© et la chanson Wenia, Weinia en disant: « cette soirĂ©e a ouvert la porte Ă tout ce qui allait arriver plus tard ».
De la Sorbonne aux PremiĂšres Nations
Alors quâil vient dâarriver Ă Oxford pour Ă©tudier le droit (grĂące Ă une bourse au mĂ©rite), Barbeau sâintĂ©resse Ă lâanthropologie quâil Ă©tudie d’abord avec le professeur Raynold Marrett, puis il quitte pour Paris oĂč il s’inscrit Ă la Sorbonne. Il dĂ©veloppe alors une amitiĂ© avec le professeur Marcel Mauss, considĂ©rĂ© comme l’un des pĂšres fondateurs de lâanthropologie française.
RecommandĂ© par un professeur dâOxford, Barbeau est embauchĂ© par le musĂ©e de la Commission gĂ©ologique du Canada le 1er janvier 1911 et devient ainsi le deuxiĂšme anthropologue canadien. Son patron, Edward Sapir, lui propose dâĂ©tudier les Hurons de la rĂ©gion de Lorette, prĂšs de QuĂ©bec. ĂquipĂ© dâun phonographe Edison et de cylindres de cire vierges, Barbeau part Ă la recherche de lâabbĂ© Prosper Vincent. Avec lui il fait ses premiers enregistrements, une soixantaine de chansons.
En dĂ©but de carriĂšre, Barbeau sâintĂ©resse surtout aux premiĂšres nations. Il documentera des chansons et des contes Hurons-Wendat, Cayugas, Iroquois et surtout Tsimshians. DĂšs 1914, il sâintĂ©resse aussi, suite Ă une invitation de sFranz Boas, aux contes folkloriques de Kamouraska, de la Beauce, de Lorette et de Charlevoix. Et il y enregistre des chansons traditionnelles. En une saison il enregistre plus de 500 chansons seulement dans la rĂ©gion de Charlevoix! Ă cette mĂȘme Ă©poque, il collabore avec avec qui ils rĂ©colteront plusieurs milliers de chansons. Ă la fin de sa carriĂšre, Barbeau aura rĂ©coltĂ©, tel le collectionneur quâil est, plus de 13 000 textes dont au moins 400 contes, plus de 7 000 chansons, au moins 3 800 enregistrements sonores, des dizaines de dessins, des centaines de gravures et de photographies ainsi que de trĂšs nombreux objets, plusieurs provenant de premiĂšres nations et qui se sont retrouvĂ©s exposĂ©s dans certains musĂ©s ou conservĂ©s au MusĂ©e canadien de l’histoire.
Spoliation culturelle?
Comme jâai une formation en anthropologie sociale et culturelle de lâUniversitĂ© Laval, jâai cherchĂ© Ă mieux identifier la dĂ©marche de recherche de Barbeau auprĂšs des premiĂšres nations. Son approche Ă©tait classique et dans la lignĂ©e du travail des anthropologues du dĂ©but du 20e siĂšcle, Ă savoir observer son sujet et documenter autant que possible tout ce qui nous paraĂźt intĂ©ressant comme observateur. Barbeau a ainsi documentĂ© ses observations tant par lâĂ©crit que par lâimage et par le son, mais il a Ă©galement rĂ©coltĂ© des objets et vĂȘtements provenant des nations avec qui il Ă©tait en contact. La question de la spoliation culturelle sâest donc posĂ©e.
Au fil de mes lectures, jâai dĂ©couvert Andrew Nurse, Directeur de la facultĂ© dâĂ©tudes canadiennes et professeur associĂ© Ă lâuniversitĂ© Mount Allison. Lors de ses Ă©tudes, Nurse sâest intĂ©ressĂ© au travail de Marius Barbeau et sa thĂšse de doctorat portait sur le travail de Barbeau (Tradition and Modernity: The Cultural Work of Marius Barbeau, 1997).
Vingt ans aprĂšs le dĂ©pĂŽt de sa thĂšse, ce professeur a rĂ©flĂ©chi aux consĂ©quences de la spoliation culturelle effectuĂ©e par Barbeau et ses pairs auprĂšs des premiĂšres nations. PlutĂŽt que de retranscrire l’essentiel de son constat, je vous invite Ă lire son essai (en trois parties) sur le site ActiveHistory.ca.
Domaine public
Toute lâĆuvre de Marius Barbeau (textes, photographies, dessins, correspondancesâŠ) sâĂ©lĂšvera dans le domaine public canadien dĂšs le 1er janvier 2020.
Alors quâen est-il de son Ćuvre? Est-elle encore pertinente alors quâelle devient disponible Ă tous pour ĂȘtre utilisĂ©e, remixĂ©e, diffusĂ©e?
Lors dâune entrevue sur les ondes de Radio-Canada diffusĂ©e en 1965, Barbeau, retraitĂ© depuis longtemps, sâinquiĂšte du fait que les jeunes ne sâintĂ©ressent plus au folklore, mais plutĂŽt Ă la radio, Ă la tĂ©lĂ©vision et Ă dâautres divertissements. Il craint probablement, Ă ce moment, quâun grand pan de lâhistoire disparaisse tranquillement avec les plus vieux qui sont porteurs des contes et chansons traditionnelles. Ces « soirĂ©es canadiennes », si populaires jusquâaux annĂ©es 70, nâexistent pratiquement plus aujourdâhui. Heureusement, le travail de Marius Barbeau permettra de faire revivre ce folklore Ă travers diffĂ©rents projets.
Une pensĂ©e pendant le temps des FĂȘtes
En cette pĂ©riode des fĂȘtes qui dĂ©bute, alors que plusieurs se rassembleront en famille et entonneront peut-ĂȘtre quelques chansons folkloriques tirĂ©es dâun livret de chanson Molson ou Laurentide, dites-vous quâune grande partie du patrimoine folklorique canadien chantĂ© â surtout francophone et autochtone â existe encore grĂące au travail d’un certain Marius Barbeau. SantĂ©! đŸ
Sources bibliographiques
- Marius Barbeau et Commission géologique du Canada (1915). Huron and Wyandot mythology : with an appendix containing earlier published records. Ottawa: Government Printing Bureau.
- Marius Barbeau, E. Sapir et U. Yale. Folk songs of French Canada. New Haven: Yale University Press, 1925.
- Marius Barbeau, Boulton et E. MacMillan. Jongleur songs of old Quebec. New Brunswick, N.J.: Rutgers University Press, 1962.
- W. E. Taylor. Je suis un pionnier: par Marius Barbeau. Oracle, 43, 8. MusĂ©e national de l’Homme (Canada), 1982.
- Marius Barbeau, L. Riley et MusĂ©e national de l’homme (Canada), Service canadien d’ethnologie. Marius Barbeau’s photographic collection: the Nass River. Hull, QC: Canadian Museum of Civilization, 1988.
- R. Hamel, J. Hare & P. Wyczynski. Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord, p.59-62. Ottawa,: Fides, 1992.
[lire en ligne] - Jean-Pierre Pichette. Autour de lâĆuvre de Marius Barbeau. SociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise dâethnologie, Rabaska, Vol. 13, 2015. [lire en ligne]
- Marius Barbeau, gardien de mĂ©moires. Radio-Canada, 26 fĂ©vrier 2019. (incluant deux vidĂ©os… et beaucoup trop de publicitĂ©s!đ)
Notes et liens complémentaires
- Voir lâarticle « Marius Barbeau » dans lâencyclopĂ©die libre WikipĂ©dia.
- DĂ©tail du Fonds d’archives Marius Barbeau.
- PrĂ©sentation du Fonds Marius Barbeau du MusĂ©e Canadien de l’histoire.
- Le 8 juillet dernier, Francois Beauregard a Ă©voquĂ© la rencontre entre Louis Simard, dit LâAveugle, et Marius Barbeau Ă l’Ă©mission Ăa me regarde (Saison 5, Ăpisode 42) diffusĂ©e sur AMI-tĂ©lĂ©. On peut y entendre un extrait d’un phonogramme enregistrĂ© sur un rouleau de cire par l’anthropologue. [visionner sur YouTube]
- VidĂ©o: En novembre 2015, la Mission Notre-Dame-de-Lorette Ă Wendake soulignait le 100e anniversaire du dĂ©cĂšs de Prosper Vincent, premier prĂȘtre autochtone issu de la Nation Huronne-Wendat. [visionner sur YouTube]
Super intĂ©ressant! Les pistes que tu donnes Ă la fin, Ă propos de l’appropriation intellectuelle, sont passionnantes et j’ai l’impression qu’elles ont donnĂ© lieu Ă beaucoup de travaux universitaires. J’en ai parcouru deux autres qui valent la peine d’ĂȘtre signalĂ©es: