NĂ© le 10 fĂ©vrier 1886 et mort le 29 novembre 1969, Diamond Jenness est un des tout premiers et plus Ă©minents anthropologues du Canada. Il sâest formĂ© et a ĆuvrĂ© alors que lâanthropologie dĂ©veloppait encore ses mĂ©thodes de collecte de connaissances empiriques Ă partir dâun Ă©volutionnisme thĂ©orique sur le dĂ©clin. Ainsi son premier terrain de recherche, Ă lâĂąge de 26 ans, dans lâarchipel dâEntrecasteaux en Papouasie Nouvelle-GuinĂ©e, consistait Ă dĂ©crire les frontiĂšres des groupes culturels observĂ©s, Ă Ă©valuer leur degrĂ© dâĂ©volution supposĂ© puis Ă creuser ces observations sur un sous-territoire en tentant dâĂ©tablir des liens avec sa population et dâapprendre leur langue. Ce premier terrain de recherche est choisi parce Jenness y a dĂ©jĂ des liens: sa sĆur May y tient depuis quelques annĂ©es une mission mĂ©thodiste avec son conjoint.
AprĂšs un an Ă sĂ©journer dans les endroits les plus reculĂ©s de ce territoire marquĂ©e par la pĂ©nurie alimentaire, Jenness finit par y faire de lâobservation participante sans lâavoir vraiment anticipĂ©1. Il prend notamment plaisir Ă apprendre des habitants de prĂ©cieux jeux de ficelle (les berceaux du chat, ou catâs craddle en anglais). Plus tard et sous dâautres latitudes, il se servira de sa passion pour ce type de jeu pour lier connaissance et sâinstruire de ses hĂŽtes. Il continuera dâenregistrer ses observations en mĂȘme temps que ses propres impressions personnelles, impliquant Ă lâoccasion ses compagnons et sujets dâĂ©tudes dans ses travaux.
Jenness Ćuvre Ă une Ă©poque oĂč il existe encore des groupes humains qui vivent Ă leur propre rythme dans des recoins du globe moins soumis aux pressions commerciales ou extractives. Il Ćuvre aussi Ă un moment oĂč lâeffort de science se heurte encore Ă de sĂ©rieux alĂ©as: on bricole bien souvent ses outils de travail, les bateaux plein dâĂ©chantillons et de carnets de terrain sombrent en mer, les expĂ©ditions un peu ambitieuses subissent toutes sortes dâalĂ©as administratifs, humains et naturels au point qu’on peut y risquer sa vie. Ainsi, en 1913, lâhistoire de vie de Jenness, un demi-siĂšcle aprĂšs celle de Sir John Franklin et du HMS Terror sera notamment mĂȘlĂ©e Ă lâĂ©popĂ©e des passagers du Karluk, un de ces bateaux broyĂ© par les glaces avec une partie de son Ă©quipage. Lâissue sera miraculeusement heureuse dans le cas de Jenness.
Jeunesse en Nouvelle-ZĂ©lande
Mais la particularitĂ© comme anthropologue de Jenness, câest aussi son lieu dâorigine et lâinfluence de celui-ci sur sa pratique ultĂ©rieure. Il a Ă©tĂ© Ă©levĂ© en Nouvelle-ZĂ©lande dans un contexte de relations avec les peuples autochtones subtilement diffĂ©rent de celui du Canada et câest avec ce bagage quâil dĂ©barque en Colombie Britannique, un peu par hasard et parce quâil a croisĂ© plus jeune, Ă Oxford, le chemin dâun jeune quĂ©bĂ©cois passionnĂ© d’anthropologie, Marius Barbeau.
Diamond Jenness est le premier fils Ă survivre dâune famille de 14 enfants. Le pĂšre est un horloger et joaillier prospĂšre dans la petite bourgade coloniale de quelques milliers dâhabitants quâest Wellington. La famille, de la classe moyenne, est mĂ©thodiste mais aussi membre du Mechanics Institute et en partage les valeurs. La respectabilitĂ© victorienne, lâendurance dans lâadversitĂ© mais aussi l’humanitarisme, le respect des autres et le dĂ©sir dâĂ©galitĂ© sociale sont bien prĂ©sents dans la communautĂ©.
Pakehas (les blancs) et maoris restent des communautĂ©s largement sĂ©parĂ©es mais le jeune Jenness cĂŽtoie des maoris Ă lâĂ©cole. La communautĂ© maori, bien atteinte par la colonisation, fait tout de mĂȘme lâobjet dâun gouvernement sĂ©parĂ© et dâune rare reconnaissance de certains de leurs droits Ă la terre. Un descendant dâun irlandais et de son Ă©pouse maori, James Caroll est nommĂ© au gouvernement en 1899 et dâimportantes rĂ©formes suivront en matiĂšre de rĂ©partition des terres, dĂ©veloppement Ă©conomique, gouvernance locale et santĂ©.
Dans ce joyau dâĂźle et ce contexte plutĂŽt progressiste, Diamond est un brillant jeune homme aux multiples talents: câest le plus sportif de la famille, il joue de la flĂ»te, lit le grec et le latin, ambitionnant de maĂźtriser tout Platon et Aristote dans le texte, et sait parfaitement manier le fusil. Son brillant parcours dans les tous premiers Ă©tablissements scolaires de la ville est jalonnĂ© de prix et il termine sa maĂźtrise de langue et littĂ©rature en 1908 dans les honneurs. Il quitte alors son Ăźle pour poursuivre sa formation Ă Oxford, et finit par y suivre 3 annĂ©es dâun programme dâanthropologie nouvellement mis en place.
Lorsque Jenness dĂ©bute dans sa nouvelle discipline, il lâaborde avec lâoptique de sa communautĂ© dâappartenance: un rapprochement entre cultures est nĂ©cessaire pour sâassurer que les membres des peuples autochtones aient les moyens matĂ©riels et politiques de participer dans les nouvelles sociĂ©tĂ©s en Ă©mergence autour dâeux dans leurs propres termes. Il y a du respect et de lâouverture Ă la participation dans les affaires gouvernementales, mais le projet ultime est toutefois bien lâassimilation2.
Assimilation et/ou statut spécial
Les idĂ©es de Jenness au sujet de l’administration autochtone du Canada quâil ne manqua pas de critiquer3, anticipaient de 30 ans, plusieurs prĂ©misses de l’initiative du gouvernement libĂ©ral de P. E. Trudeau en 1969, de faire des Indiens des citoyens ordinaires en Ă©liminant l’appareil juridique et administratif complexe qui Ă©tait Ă la base de leur statut historique mais aussi, en partie, la source de leurs conditions de vie dĂ©sastreuses. Cette initiative fut finalement rejetĂ©e par les principaux concernĂ©s eux-mĂȘmes objectant que son fondement Ă©tait assimilationniste et reniait les droits ancestraux issus des traitĂ©s, droits jugĂ©s essentiels Ă leur survie sociale et culturelle. Ce rejet a donnĂ© lieu Ă un enchĂąssement constitutionnel des droits des Autochtones dans lequel nous cheminons toujours.
DĂ©buts de la recherche sur les peuples autochtones au Canada
Au dĂ©but du 20e siĂšcle, la recherche sur les peuples autochtones des territoires arctiques, nâavait guĂšre jusque lĂ suscitĂ© lâintĂ©rĂȘt politique dâun Canada surtout prĂ©occupĂ© de commerce et dâindustrie. Peu avant lâarrivĂ©e de Jenness, celle-ci vient enfin de trouver un dĂ©but de financement au prĂ©texte surtout quâil sâagit de mieux Ă©tendre vers lâouest et le nord ses intĂ©rĂȘts Ă©conomiques et territoriaux et dâassurer sa souverainetĂ© y compris sur les ressources miniĂšres. Mais câĂ©tait aussi, en objectif secondaire, lâurgence dâenregistrer les traditions et cultures dâorigine du Canada qui Ă©taient sur le point de se perdre.
La division Anthropologique du dĂ©partement des mines est fondĂ©e Ă Ottawa en 1910. Jenness arrive en 1913 pour participer Ă lâExpĂ©dition canadienne dans l’arctique conduite par le manitobain de 34 ans, Vilhjalmur Stefansson. Lâobjectif de lâexpĂ©dition est surtout de cartographier des territoires inconnus et dâen dĂ©couvrir les richesses miniĂšres exploitables. Mais il y a aussi une division dĂ©volue Ă la recherche scientifique pour laquelle des chercheurs Ă©trangers sont recrutĂ©s, dont, en anthropologie, Jenness et le français Henri Beuchat4, qui y perdra la vie. Jenness se familiarise avec diverses langues inuites, effectue des fouilles archĂ©ologiques dans lâĂźle Barter et poursuit ses travaux pendant deux ans dans le Golfe du couronnement comme fils adoptif d’Ikpukkkuaq, un chasseur respectĂ©, et de son Ă©pouse, Higilaq, dans le sud-ouest de l’Ăźle Victoria.
En 1916, il s’enrĂŽle dans l’artillerie de campagne canadienne pour servir pendant la PremiĂšre Guerre mondiale. Il servira aussi pendant la seconde comme directeur adjoint du renseignement pour l’Aviation royale du Canada et chef de la Section topographique interservices du ministĂšre de la DĂ©fense nationale.
Influer sur le sort des peuples autochtones
Au retour de la premiĂšre guerre et au fil de ses diffĂ©rentes affectations en tant qu’ethnologue du MusĂ©e national du Canada entre 1920 et 1947, Jenness continuera d’acquĂ©rir une connaissance approfondie et directe des Inuits mais, aussi, dâautres groupes autochtones du nord de lâOntario, de lâAlberta et de Colombie Britannique, se dĂ©solant des pertes et iniquitĂ©s quâil y observait. Dans les annĂ©es 30 et la grande dĂ©pression, il craint particuliĂšrement les effets d’une politique gouvernementale obsolĂšte de type “Bible et Charrue”.
RefusĂ© en 1932 pour succĂ©der Ă D. C. Scott aux affaires indiennes, il cherche d’autres moyens dâinfluence. En 1936, il devient enfin consultant spĂ©cial auprĂšs de la Direction des affaires indiennes et peut y plaider la nĂ©cessitĂ© d’une rĂ©forme en profondeur, recommandant la fermeture des pensionnats autochtones et dĂ©fendant le besoin urgent de mesures pour assurer aux Indiens des chances Ă©gales dans l’Ă©ducation et la vie Ă©conomique. Il jugeait toutefois que ces mesures Ă©taient un prĂ©alable Ă lâobtention de lâautonomie et que cette derniĂšre ne pourrait ĂȘtre acquise que dans un second temps.
Dans les annĂ©es 40, il se convainc de la supĂ©rioritĂ© du modĂšle nĂ©o-zĂ©landais de relations interraciales avec lequel il Ă©tait restĂ© en contact par intermĂ©diaire du politicien du parti travailliste Walter Nash, louant lâabsence dans ce pays de rĂ©serves et de sĂ©grĂ©gation institutionnelle, la participation des Maoris aux affaires nationales, y compris au gouvernement, et l’absence de discrimination raciale â dans les faits, toute relative â dans la vie privĂ©e et publique.
En 1943, il va jusquâĂ comparer la situation des peuples autochtones du Canada Ă lâisolement invalidant des victimes du nazisme dans un exposĂ© curieusement intitulĂ© “Plan de liquidation du problĂšme indien en 25 ans”. En rĂ©ponse, le gouvernement le mandate en 1948 pour une commission dâenquĂȘte en Nouvelle-ZĂ©lande qui aura pour principal effet le remplacement des pensionnats indiens par des Ă©coles de jour locales administrĂ©es par le gouvernement fĂ©dĂ©ral et des programme d’Ă©tudes plus conforme aux normes nationales. Jenness y recommande aussi le systĂšme maori des tribunaux fonciers qui nâaura lui aucun Ă©quivalent au Canada avant 19745. Outre lâintroduction dans les discours du thĂšme de lâĂ©galitĂ© citoyenne, lâexemple NĂ©o-zĂ©landais aura donc peu de suites concrĂštes au Canada. Les annĂ©es qui suivront seront plutĂŽt marquĂ©es par une croissance fulgurante de la bureaucratie des Affaires autochtones et des dĂ©penses publiques consacrĂ©es Ă ses divers programmes sans grand changement de fond de la situation des peuples autochtones.
Gentil6, calme et modeste toute sa vie, Diamond Jenness a reçu cinq doctorats honorifiques et a Ă©tĂ© associĂ© Ă de nombreuses institutions savantes au Canada et Ă l’Ă©tranger, dont la SociĂ©tĂ© gĂ©ographique royale du Canada qui, en 1962, lui dĂ©cerna la mĂ©daille Massey.
En 1968, il est fait Compagnon de l’Ordre du Canada, la plus haute distinction de son pays, et il figure depuis 1973 dans la liste des personnages historiques Ă©tablie par le gouvernement canadien. En 1978, son nom est officiellement attribuĂ© Ă une pĂ©ninsule situĂ©e sur la cĂŽte ouest de l’Ăźle Victoria et, en 2004, la NASA a utilisĂ© son nom pour identifier une roche sur Mars explorĂ©e par le astromobile Opportunity.
Domaine public
Diamond Jenness a publiĂ© au cours de sa vie plus de 100 livres et articles sur les relations entre les Inuit et lâĂtat, l’ethnologie, la linguistique, l’archĂ©ologie et l’anthropologie, dont The Life of the Copper Eskimos (1922), The People of the Twilight (1928) et The Indians of Canada (1932). Certaines de ses Ćuvres ont Ă©tĂ© traduites en français.
LâĆuvre de Jenness, consultable dans Internet Archive, accĂ©dera au domaine public en 2020.
Sources
- Wikipedia (EN)
- Voir ci-dessous âŒ
Notes et liens complémentaires
- Avant la premiĂšre guerre mondiale lâobservation participante Ă©tait rarement utilisĂ©e comme technique ou stratĂ©gie de recherche dĂ©libĂ©rĂ©e.
- Source : Richling, Barnett In twilight and in dawn : a biography of Diamond Jenness. Montreal [etc.] : McGill-Queen’s University Press, 2012.
- Richling, Barnett. “Diamond Jenness and ‘useful anthropology’ in Canada 1930â1950” (PDF). The Journal of New Zealand Studies. 2 (1): 2. ConsultĂ© le 01-12-19.
- Voir Richling, Barnett. « Henri Beuchat (1878â1914) » (PDF). Artic, Vol. 66, n°1, mars 2013. ConsultĂ© le 03-12-09.
- Il est Ă noter que, depuis 2017, Le Parlement NĂ©o-zĂ©landais a accordĂ© au fleuve Whanganui le statut dâentitĂ© vivante qui permet de dĂ©fendre les droits et les intĂ©rĂȘts de ce cours dâeau devant la justice.
- Jenness câest aussi un ami fidĂšle. Pendant ses Ă©tudes au Victoria College en 1908, il noue une amitiĂ© durable avec George Von Zedlitz, un professeur dâorigine allemande formĂ© Ă Oxford qui venait dâarriver en Nouvelle-ZĂ©lande et avec lequel il passe ses soirĂ©es Ă lire LâOdyssĂ©e. Il correspondra avec ce mentor de jeunesse tout au long de la guerre (de 2013 Ă 2017) prenant sa dĂ©fense alors quâil risquait de perdre son emploi en raison de son origine allemande et des dĂ©rives nationaliste de lâĂ©poque. Il prendra aussi la dĂ©fense de Stefansson quand la rĂ©putation de celui-ci sera attaquĂ©e.
Illustration
- Diamond Jenness circa 1916. Domaine public.
- La famille Jenness aux début des années 20. Domaine public (via Geni).
- Domaine public. Un groupe de Maoris dansant au son de percussions Ă la fĂȘte de la Mission Bwaidoga (1911~1912). Photo: Diamond Jenness. (Pitt Rivers Museum
- Domaine public. L'innu Ikpukhuak et son Ă©pouse shaman Higalik (Maison-de-glace) qui "adoptĂšrent" Diamond Jenness. Photo prise entre 1913 et 1916 par Hubert Wilkins. Source: Wikimedia Commons
- Auteur inconnu (CC-BY SA: Musée canadien de l'histoire)