Nous soulignons cette annĂ©e le cinquiĂšme anniversaire du Calendrier de l’avent du domaine public đ Ădition quĂ©bĂ©coise en cĂ©lĂ©brant cinq figures de femmes dont les Ćuvres appartenaient dĂ©jĂ au domaine public canadien avant le dĂ©marrage du projet. Emma Gendron, nĂ©e en 1897 et dĂ©cĂ©dĂ©e en juin 1952, est la troisiĂšme d’entre elles.
NĂ©e le 15 juillet 1897 Ă Saint-BarnabĂ© au QuĂ©bec1, Emma Gendron sâest consacrĂ©e Ă la littĂ©rature populaire, la chronique cinĂ©matographique, la scĂ©narisation et les Ă©crits pĂ©dagogiques pour enfants, en y apposant sa vision de l’Ă©poque et notamment de la place des femmes dans la sociĂ©tĂ©. AssociĂ©e Ă ces genres nouveaux, moins nobles en son temps que la poĂ©sie ou le roman, elle fĂ»t oubliĂ©e de lâhistoire de la littĂ©rature et du cinĂ©ma jusquâaux annĂ©es 1980.
En 2014, elle fit partie des trois femmes (avec Lhasa de Sela et Claire Oddera) qui ont donnĂ© leur nom Ă un lieu montrĂ©alais, aux cĂŽtĂ©s de 17 hommes. La place Emma-Gendron est depuis situĂ©e dans lâarrondissement de Saint-Laurent.2
Journaliste et auteure (1918-1922)
Suite au dĂ©cĂšs de sa mĂšre en 1911 et Ă un revers de fortune de sa famille, Emma Gendron doit arrĂȘter prĂ©maturĂ©ment les Ă©tudes quâelle suit au couvent des Dames du SacrĂ©-CĆur du Sault-au-RĂ©collet. Elle aurait alors commencĂ© Ă travailler comme caissiĂšre puis stĂ©nographe avant de faire son entrĂ©e dans le journalisme en 1918, lorsque lâĂ©diteur Poirier, Bessette & Cie, spĂ©cialisĂ© dans les publications populaires, lâembauche. Elle commence ainsi Ă Ă©crire dans le magazine Le Samedi, ainsi que dans La Revue Populaire, un magazine littĂ©raire. Entre 1918 et 1921, elle publie prĂšs dâune centaine de nouvelles et romans-feuilletons dans ce dernier, et y signe la section « Ăternel fĂ©minin » sous le pseudonyme de Manon.
Elle tient gĂ©nĂ©ralement dans ses textes une position ambiguĂ«, Ă la fois conservatrice et rompant avec lâancien modĂšle, en particulier concernant le travail des femmes et leur rapport au mariage. La chercheuse Sara-Juliette Hins qualifie cette position de mĂ©dianitĂ©, câest Ă dire d’un « compromis permettant d’Ă©mettre des propos fĂ©ministes tout en mĂ©nageant par ailleurs l’idĂ©ologie patriarcale dominante ». Les hĂ©roĂŻnes de lâauteure peuvent ainsi respecter certaines mĆurs et comportements trĂšs traditionnels mais exercer leur profession, garder leur autonomie, et choisir leurs maris selon certains critĂšres. Par exemple dans Funeste Passion (1921), une jeune fille issue dâune famille aisĂ©e cherche Ă se marier par amour, tandis que dans LâabandonnĂ©e (1921), lâhĂ©roĂŻne prend la direction de la ferme familiale Ă 18 ans, aprĂšs le dĂ©cĂšs de ses parents.
En 1919, Poirier & Bessette lance un nouveau pĂ©riodique, Le Panorama, premier magazine quĂ©bĂ©cois indĂ©pendant consacrĂ© entiĂšrement au cinĂ©ma. Devant lâintĂ©rĂȘt et les connaissances quâa dĂ©veloppĂ©es Emma Gendron pour le cinĂ©ma â probablement grĂące Ă ses lectures et la frĂ©quentation de gens du milieu – on lui confie la rĂ©daction de textes pour ce journal.
Elle enchaĂźne avec lâĂ©criture dâune premiĂšre piĂšce de thĂ©Ăątre, Namounah, racontant lâhistoire dâun amour difficile entre la fille dâun chef autochtone et un guerrier blanc. La piĂšce fĂ»t jouĂ©e en anglais en avril 1922, reçu un bon accueil et lui fit gagner un prix dâĂ©criture dramatique dans un concours organisĂ© par lâUniversitĂ© McGill.
Scénariste (1922-1924)
Selon son autobiographie, Emma Gendron serait partie Ă©tudier le cinĂ©ma aux Ătats-Unis dĂšs 1922, aux Studios Paramount de New York, mais aucune preuve ne permet dâen attester.
Peu de temps aprĂšs, elle rencontre Ă MontrĂ©al Joseph-Arthur Homier, photographe professionnel et dramaturge, dont les rumeurs veulent quâil ait entretenu avec elle une relation extraconjugale durant une quinzaine dâannĂ©es. En Ă©crivant pour lui le scĂ©nario du film Madeleine de VerchĂšres, adaptĂ© dâun livre de l’abbĂ© F. A. BaillargĂ© racontant la dĂ©fense du fort de VerchĂšres, Emma Gendron devient la premiĂšre scĂ©nariste femme au QuĂ©bec. TournĂ© Ă lâautomne 1922 au cĆur de la rĂ©serve de Kahnawake, le film sort sur grand Ă©cran le dimanche 10 dĂ©cembre de la mĂȘme annĂ©e au ThĂ©Ăątre Saint-Denis. Alors que la production francophone canadienne se concentrait surtout Ă lâĂ©poque sur des documentaires ou actualitĂ©s, ce film devient le premier long mĂ©trage de fiction quĂ©bĂ©cois et la presse souligne avec enthousiasme lâapparition dâun cinĂ©ma canadien diffĂ©rent des productions Ă©tats-uniennes habituelles.
Devant le succĂšs du film, il est dĂ©cidĂ© dâen produire un autre, pour lequel on confie Ă nouveau le scĂ©nario Ă Emma Gendron tandis que la rĂ©alisation revient Ă Homier. Sortant de la thĂ©matique du cinĂ©ma national historique, Emma Gendron sâinspire cette fois-ci du cinĂ©ma hollywoodien, de ses personnages et de sa narration, pour Ă©crire un mĂ©lodrame aux intentions moralisatrices, relatant des affrontements entre la police et la mafia de la drogue Ă MontrĂ©al. Sorti le 20 janvier 1924 au ThĂ©Ăątre Saint-Denis, ce film intitulĂ© La Drogue fatale reçoit un accueil favorable mais nâarrive pas Ă rejoindre le public canadien anglophone, lâaccĂšs aux salles Ă©tant dominĂ© par les films Ă©tats-uniens.
Avant dâabandonner la production cinĂ©matographique, Emma Gendron et Homier travaillent Ă un troisiĂšme et dernier film, Les fils de la libertĂ©. Dans la mĂȘme veine que Madeleine de VerchĂšres, le scĂ©nario se base sur un Ă©vĂ©nement historique, celui de la rĂ©bellion des patriotes canadiens français contre les anglais Ă la fin des annĂ©es 1830. Sans soutien financier, le film ne sortira jamais et les deux auteurs se dirigent alors vers lâĂ©dition.
Auteure et Ă©ditrice (1924-1947)
La mĂȘme annĂ©e, Emma Gendron et Homier fondent plusieurs revues dont Le bon loisir et La Revue de Manon en 1924, La revue du foyer en 1929, ou encore en 1931 Le dimanche illustrĂ©. La Revue de Manon comprenait entre autres des articles sur les stars hollywoodiennes et des leçons pour apprendre Ă faire du cinĂ©ma (gestuelle, maquillage…) : « Devenez un maĂźtre de l’Ă©cran. Soyez cĂ©lĂšbre, riche et admirĂ© », pouvait-on y lire. Emma Gendron continuait Ă Ă©crire en y publiant des chroniques de cinĂ©ma, des recettes de cuisine, des romances et le populaire « Courrier de Manon ». Maintenant lâambivalence, elle prodiguait des conseils qui pouvaient parfois ressembler Ă ceux des religieux les plus conservateurs, tandis que la revue prĂ©sentait sur les pages adjacentes des photos dâactrices aux cheveux courts et Ă la jupe au genou.
Homier meurt dâun cancer en 1934. Un an plus tard, alors que les femmes nâont toujours pas le droit de vote au QuĂ©bec, Emma Gendron se prĂ©sente sans succĂšs aux Ă©lections fĂ©dĂ©rales dans la division de Saint-Jacques. En tant que candidate indĂ©pendante, elle dĂ©fend le droit de vote des femmes tout en promouvant les idĂ©ologies de lâOrdre de la Rose-Croix, une organisation secrĂšte dont elle devient membre dans les annĂ©es 1930. Elle rencontre au sein de cette derniĂšre Allan Robert Green, un dessinateur britannique Ă©migrĂ© au Canada en 1928, quâelle Ă©pouse en 1939.
Tout en continuant lâĂ©dition de ses journaux populaires, Emma Gendron commence Ă publier des nouvelles et des bandes-dessinĂ©es pour enfants et Ă diriger plusieurs pĂ©riodiques pĂ©dagogiques, propageant les principes de la sociĂ©tĂ© Rose-Croix, entre sciences modernes et religion. Avec son mari, elle Ă©crit notamment les contes pour enfants Petite rose, Moustachus en affaires, ou Les trois petits pourceaux, puis en 1944, ils Ă©ditent le pĂ©riodique RĂ©crĂ©ations Grammaticales Ăducatives IllustrĂ©es, proposant une sĂ©rie de contes dĂ©diĂ©s Ă lâapprentissage de la grammaire.
Elle fonde par ailleurs en 1940 les Ăditions Fontenelle, dĂ©diĂ©es Ă la publication de romans populaires, et signe quelques un des ouvrages de la maison, tels que Le cĆur s’Ă©gare (1940) et Une femme pas comme les autres (1940). Sa derniĂšre Ćuvre semble ĂȘtre le conte de NoĂ«l Il est nĂ© le Divin Enfant, publiĂ© en 1947 et illustrĂ© par RenĂ© Chicoine.
Naturopathe
ArrĂȘtant vraisemblablement lâĂ©criture pour se lancer dans la naturopathie et la phytothĂ©rapie avec son mari, elle ouvre un commerce de plantes mĂ©dicinales Ă MontrĂ©al puis des succursales en province. Leur laboratoire prenait place dans leur rĂ©sidence en ville, oĂč se trouvait Ă©galement le bureau des Ăditions Fontenelle.
Prise dâune crise dâasthme nocturne, Emma Gendron dĂ©cĂšde le 22 juin 1952 Ă MontrĂ©al. Ses archives personnelles ont disparu dans un incendie et quelques uns de ses ouvrages sont conservĂ©s Ă BAnQ.
Domaine public
Au Canada, toute lâĆuvre d’Emma Gendron s’est Ă©levĂ©e dans domaine public le 1er janvier 2003.
- Parmi ses scĂ©narios demeure seulement La Drogue Fatale, celui de Madeleine de VerchĂšres n’ayant jamais Ă©tĂ© retrouvĂ©. Il est conservĂ© Ă BibliothĂšque et Archives nationales du QuĂ©bec et est accessible sur la revue en ligne Nouvelles Vues.
- Le texte de sa piÚce de théùtre Namounah a été diffusée intégralement dans La revue populaire, vol. XVI, no 3, juin 1923.
- Parmi ses nouvelles :
- « Retrouvée, nouvelle sentimentale », in Le Samedi, 1921-1922
- « Camille », in Le Samedi,1921
- « Funeste passion », in Le Samedi, 1921
- « LâabandonnĂ©e, nouvelle sentimentale », in Le Samedi, 1921
- Une femme pas comme les autres (1940, Ăditions Fontenelle, 32 pages)
- Le cĆur sâĂ©gare : roman de choix (1940, Ăditions Fontenelle, 32 pages)
- Parmi la littérature pour enfants :
- Trois petits pourceaux
- Petite Rose
- Moustachus en affaires
- RĂ©crĂ©ations Grammaticales Ăducatives IllustrĂ©es, 1944, volumes I Ă V.
- Il est né le divin enfant, 1947
- Parmi ses chroniques :
- « Ăternel fĂ©minin. Ce que peut faire chez elle une femme de goĂ»t sans augmenter ses dĂ©penses », in La Revue populaire, vol. XII, no 1, janvier 1919
- « Ăternel fĂ©minin. Les Ćufs de PĂąques et la possibilitĂ© dâaimer deux personnes simultanĂ©ment », in La Revue populaire, vol. XII, no 4, avril 1919
- « Ăternel fĂ©minin. Pourquoi la femme est-elle si supĂ©rieure Ă lâhomme? Pourquoi y a-t-il eu y aura-t-il toujours des mariages? Le problĂšme des problĂšmes », in La Revue populaire, vol. XII, no 11, novembre 1919
- « Ăternel fĂ©minin. Le mari idĂ©al est celui qui entre tous les jours au foyer conjugal, Ă six heures tapants, mais… qui en part Ă©galement tous les matins, Ă 9 heures », in La Revue populaire, vol. XIII, no 1 janvier 1920
- « Le Courrier de Manon », in Le Samedi, vol. XXXIII, no 3, 18 juin 1921 – vol. XXXIV, no 13, 2 septembre 1922
Sources et références
- Germain Lacasse, « Ăcrire entre les lignes : Emma Gendron et le nouveau cinĂ©ma quĂ©bĂ©cois des annĂ©es 1920 », in Nouvelles vues, No 12, printemps-Ă©tĂ© 2011.
- Germain Lacasse, « Emma Gendron », in Jane Gaines, Radha Vatsal, and Monica DallâAsta, eds, Women Film Pioneers Project, New York, NY: Columbia University Libraries, 2015.
- Sara-Juliette Hins, Emma Gendron, polyphonie mĂ©diatique dâune femme pas comme les autres (1897-1952), ThĂšse de doctorat en Ă©tudes littĂ©raires Philosophiae Doctor (Ph.D), QuĂ©bec, Canada, 2015, UniversitĂ© Laval
Notes et liens complémentaires
- Différentes informations circulent quant à sa date de naissance. Nous avons retenu celle figurant dans la thÚse de Sara-Juliette Hins.
- AprÚs une vie bigarrée aux multiples carriÚres, Emma Gendron aura sa rue, Radio-Canada, 24 décembre 2014.
Illustration
- Communication sur la sortie du film Madeleine de VerchÚres (1922). CinémathÚque québécoise.
- Page de couverture du conte Moustachus en affaires. Domaine public (via BAnQ, Fonds Conrad Poirier).