J’ai dĂ©couvert une autrice qui portait un prĂ©nom: Anne-Marie. J’ai lu ses trois romans dans le dĂ©sordre, mais avec une curiositĂ© croissante. Tiens, ces textes auraient pu ĂȘtre signĂ©s avec des pseudonymes diffĂ©rents tant ils arboraient des personnalitĂ©s et des intentions artistiques singuliĂšres. Pourtant, ils avaient en commun une vĂ©ritĂ© dans l’Ă©criture et une rĂ©elle profondeur dans la rĂ©flexion.
Puis, j’ai dĂ©couvert derriĂšre Anne-Marie, le nom dans l’ombre: Nellie Maillard. Une autrice quĂ©bĂ©coise qui a Ă©crit trois romans, sous un pseudonyme, et d’excellente facture, il y a plus de cinquante ans, et dont il n’existe plus guĂšre de traces. Un mystĂšre.
EnquĂȘte biographique
J’ai d’abord trouvĂ© une notice gĂ©nĂ©alogique dĂ©voilant quelques donnĂ©es. Nellie Maillard naĂźt le 17 novembre 1917 Ă Lyon.1 Elle est la fille de Charles Maillard (1887-1973) et de RenĂ©e Chabaneau. Elle est encore jeune enfant lorsque sa famille arrive Ă MontrĂ©al. Son pĂšre est peintre et prend le poste de directeur de l’Ăcole-des Beaux-Arts de MontrĂ©al fondĂ©e par Athanase David (1888-1952).
Quelques annĂ©es plus tard, Ă l’Ă©tĂ© 1944, elle Ă©pouse, Ă MontrĂ©al le fils d’Athanase David, Paul David, qui est cardiologue †et selon les indications de cette notice, la cĂ©rĂ©monie se tient Ă la basilique Notre-Dame Ă MontrĂ©al.2 Ce mĂ©decin est fort connu: avec les SĆurs Grises, il fonde l’Institut de cardiologie de MontrĂ©al en 1954; en 1968, il participe Ă la premiĂšre greffe de cĆur au Canada. Il sera aussi sĂ©nateur.
Sa lignĂ©e est aussi notoire, en amont comme en aval, et pour cause â en bas de la notice gĂ©nĂ©alogique, il est indiquĂ© que le couple a eu six enfants: Françoise, Pierre, Charles-Philippe, ThĂ©rĂšse, Anne-Marie et HĂ©lĂšne David. Eh bien, je commence Ă ĂȘtre sĂ©rieusement intriguĂ©e.
Un autre lien mĂšne vers un article consacrĂ© Ă la famille David sur le site de Radio-Canada.3 Les membres de l’illustre famille sont tour Ă tour passĂ©s en revue: Pierre, producteur de films; Françoise, politicienne, fĂ©ministe et militante altermondialiste; Anne-Marie, enseignante et militante; HĂ©lĂšne, professeure de psychologie, politicienne, ancienne ministre de la culture; ThĂ©rĂšse David, active dans les relations publiques, rĂ©cipiendaire de plusieurs prix dans le domaine; Charles-Philippe David, professeur en sciences politiques. Le grand-pĂšre, Athanase David, a jouĂ© un rĂŽle important dans le transfert des responsabilitĂ©s liĂ©es Ă l’Ă©ducation et Ă la culture de l’Ăglise vers l’Ătat et dans la crĂ©ation d’institutions comme les Archives nationales ou les Ă©coles des Beaux-Arts de MontrĂ©al et de QuĂ©bec. Sur la mĂšre, un raccourci d’information qui en dit long: « Leur mĂšre, Nellie Maillard (1917-1969), Ă©tait la fille de Charles Maillard, ancien directeur de l’Ăcole des Beaux-Arts de MontrĂ©al. » Elle est donc la fille de. L’Ă©pouse de. La mĂšre de. Je n’en saurai pas plus sur elle ici, sinon que cet article donne Ă penser qu’il s’agit d’un cas de suppression d’identitĂ© et de carriĂšre d’autrice.
Je vĂ©rifie sur L’Ăźle, l’infocentre des Ă©crivains quĂ©bĂ©cois, et dans le Dictionnaire des auteurs de langue française en AmĂ©rique du Nord: aucun rĂ©sultat. Je consulte les bases de donnĂ©es des archives nationales du QuĂ©bec et du Canada, puis celles de MontrĂ©al pour vĂ©rifier la prĂ©sence d’un fonds ou de document: aucun rĂ©sultat. Dans l’EncyclopĂ©die canadienne, pas d’entrĂ©e sur elle, mais l’article portant sur Paul David prĂ©cise que Nellie Maillard, Ă©pouse en premiĂšre noces, dispose d’un statut: romanciĂšre. L’enquĂȘte ne s’annonce pas particuliĂšrement facile.
Heureusement que l’on peut compter sur l’offre numĂ©rique de BAnQ et la recherche dans les journaux numĂ©risĂ©s! Un article de La Presse du mercredi 2 avril 1969 rapporte son dĂ©cĂšs et titre: « MontrĂ©al pleure une grande Canadienne ». Le texte souligne que « [p]lusieurs personnalitĂ©s en tĂ©moignent et parmi celles-lĂ quelques-unes ont bien voulu, malgrĂ© une Ă©motion visible sâentretenir avec nous de cette Canadienne dont le rayonnement ne sâĂ©teindra jamais. »4
Le rayonnement des acteurs et des actrices de la culture, d’hier et d’aujourd’hui, Ă©mane d’une flamme fragile. Le cas de cette autrice permet de lever le voile sur certains des alĂ©as et des obstacles que ce devoir et dĂ©fi de mĂ©moire reprĂ©sentent, tout en nous permettant de redĂ©couvrir une vĂ©ritable Ă©crivaine qui s’est Ă©teinte trop vite †en dĂ©pit des convictions de cette journaliste.
Nellie Maillard dĂ©cĂšde le 31 mars 1969 Ă l’Ăąge de 51 ans. Ses funĂ©railles se dĂ©roulent Ă l’Ă©glise Saint-Viateur d’Outremont. Elle est inhumĂ©e au CimetiĂšre Notre-Dame-des-Neiges5. L’histoire littĂ©raire n’a pas prĂȘtĂ©, Ă Anne-Marie, une notoriĂ©tĂ© qui aura survĂ©cu trĂšs longtemps Ă Nellie Maillard.
Indices, témoignages et entretiens
Cette Ă©lĂ©gie publiĂ©e dans La Presse de l’Ă©poque rassemble des tĂ©moignages de certaines personnes qui l’ont connue et qui fournissent quelques informations sur sa jeunesse. D’anciens professeurs parlent d’une « [e]nfant brillante, cultiÂvĂ©e, voyageant beaucoup » qui « savait intĂ©resser compagnes et professeurs par ses rĂ©cits discrets mais imprĂ©gnĂ©s d’histoire. »6. On ajoute que « [c’]Ă©tait une Ă©lĂšve Ă lâĂąme rayonnante, lumineuse, Ă©panouie donnant aux vĂ©ritables valeurs tout leur sens. »7 Des prĂ©dispositions prĂ©coces pour l’Ă©criture que son pĂšre reconnaĂźt en partageant quelques-uns de ses poĂšmes auprĂšs de son entourage, et notamment avec une religieuse Ă qui son choix de pseudonyme â Anne-Marie â voudra rendre hommage8. Ă noter qu’une de ses filles, nĂ©e en 1951, porte aussi ce prĂ©nom. Le mĂȘme article souligne l’intensitĂ© de son engagement social en citant plusieurs organisations, dont certaines Ă vocation religieuse, dans lesquelles elle s’implique.
Toujours par le biais de la collection numĂ©rique de BAnQ, dans le Dictionnaire des Ćuvres littĂ©raires du QuĂ©bec et dans quelques journaux numĂ©risĂ©s oĂč il est possible de repĂ©rer des entretiens auxquels elle a participĂ© Ă la sortie de ses romans †fort bien accueillis du reste â€, d’autres informations biographiques Ă©mergent. Elle Ă©tudie Ă Villa Maria, une Ă©cole dirigĂ©e par la CongrĂ©gation de Notre-Dame †l’Ă©tablissement dispense aujourd’hui un prix littĂ©raire qui porte son nom, le Prix Nellie Maillard9. Elle poursuit des Ă©tudes en psychologie Ă l’UniversitĂ© McGill.
Ă travers certaines rubriques comme Nouvelles de la navigation, qui sont publiĂ©es dans La Presse, les noms de ses parents et le sien apparaissent Ă diverses reprises, signalant des voyages en Europe10. On apprend mĂȘme qu’elle a participĂ© Ă un grand bal Ă l’HĂŽtel Windsor le 3 fĂ©vrier 193711; qu’en 1941, elle donne des cours de français aux ouvriĂšres de la robe de MontrĂ©al12 et que, pendant la guerre, elle travaille pour la Croix-Rouge13. Elle a Ă©tĂ© membre du comitĂ© exĂ©cutif des Jeunesses littĂ©raires du Canada français14. Son implication sociale et littĂ©raire l’amĂšne Ă collaborer Ă diffĂ©rentes publications et Ă donner des confĂ©rences Ă travers le QuĂ©bec.
Dans des entrevues assez rĂ©centes, ses filles, Françoise et HĂ©lĂšne David soulignent l’environnement propice Ă la lecture et Ă la culture que leur mĂšre crĂ©ait dans la maison familiale. HĂ©lĂšne David affirme qu’il « y avait une aura incroyable pour la lecture, la culture en gĂ©nĂ©ral… Ma sĆur Françoise Ă©tait une lectrice qui dĂ©vorait les livres! Elle faisait acheter des livres, mais ce nâĂ©tait pas difficile â ma mĂšre mettait beaucoup dâimportance sur la lecture.15 » Elle propose au passage une comparaison entre deux romans sĂ©parĂ©s par quelques gĂ©nĂ©rations, dont l’action se dĂ©roule Ă Outremont: L’aube de la joie et LekhaĂŻm! Chroniques de la vie hassidique Ă MontrĂ©al16 de Malka Zipora: « Jâai lâimpression, dit HĂ©lĂšne David, de lire le premier livre de ma propre mĂšre, Lâaube de la joie. Avec les six enfants, la famille, la âstation wagonâ… Â»17
Françoise et HĂ©lĂšne David soulignent tour Ă tour l’influence de leur mĂšre et des convictions qu’elle portait en matiĂšre de justice sociale. Dans un entretien tĂ©lĂ©phonique, HĂ©lĂšne David insiste avec force sur cet aspect18. Françoise David revient elle aussi sur le rĂŽle de sa mĂšre dans son parcours, des valeurs sociales transmises (« Quel que soit leur milieu social, [tous et toutes] ont droit Ă la mĂȘme considĂ©ration »), l’importance de l’entraide et du partage19. Elle ajoute que « [C]ette femme portait des valeurs quâon appellerait aujourdâhui “chrĂ©tiennes de gauche”, mais elle ne me lâa jamais dit. Jâai absorbĂ© tout ça comme une Ă©ponge.20 »
Une carriĂšre d’Ă©crivaine et une Ćuvre engagĂ©e
L’aube de la joie (1958)
Le premier roman de Nellie Maillard, Lâaube de la joie, est remarquĂ© et fait l’objet de plusieurs recensions critiques favorables. RĂ©-Ă©ditĂ© Ă deux reprises, il sera aussi un succĂšs de librairie. Roman Ă clĂ©, on dirait aujourd’hui qu’il appartient au genre prisĂ© de l’autofiction21. L’Ćuvre est construite en hybridant la narration historique et le rĂ©cit fictif d’une expĂ©rience subjective ancrĂ©e dans une rĂ©flexion personnelle, philosophique et spirituelle. Les noms des protagonistes ont Ă©tĂ© changĂ©s. Une sĂ©lection d’Ă©vĂ©nements est privilĂ©giĂ©e lui permettant de rompre avec les contraintes du « pacte autobiographique »22 pour supporter une fiction morale, avec un commentaire social rĂ©solument cinglant. Ce roman, plus existentiel que personnel Ă bien des Ă©gards, s’inscrit dans la tradition des Ă©crivains catholiques dont Maillard se rĂ©clame (Gilbert, Cesbron, Daniel Rops, Michel de St-Pierre).23 Extrait:
« Le mouvement, la fumĂ©e, le bruit, la coloration Ă©trange, tissent autour de ma tĂȘte un rĂ©seau qui l’emprisonne! J’Ă©prouve une sourde angoisse: il me semble une fois de plus toucher du doigt toute la misĂšre du monde. Elle est camouflĂ©e en plaisir numĂ©ro un. On se libĂšre, on oublie, on s’Ă©vade en cherchant des sensations qui tiendront lieu de bonheur pour un soir. Qu’importe si c’est du frelatĂ©! Y a-t-il seulement autre chose…! Ă travers ces Ă©clats de rire, ces rĂ©pliques grivoises ou dĂ©nuĂ©es de sens, au-delĂ de cette verve, de cette surexcitation, on croit entendre un appel passionnĂ© de ces Ăąmes dĂ©pourvues de joie et d’amour authentiques.24 »
Cependant, la rĂ©ception critique semble plus ou moins consentir Ă la reconnaissance de cette quĂȘte morale menĂ©e par l’autrice. Les journalistes prĂ©fĂ©reront gĂ©nĂ©ralement s’intĂ©resser Ă sa condition de femme, d’Ă©pouse et de mĂšre.
Un entretien consacrĂ© à « Anne-Marie et Madame Paul David », au moment de la publication de ce roman, dans l’Ă©dition du 20 aoĂ»t 1960 du journal Le Devoir, est placĂ© dans la rubrique « La femme au foyer et dans le monde »25. Nellie Maillard en profite nĂ©anmoins pour expliquer le titre de son ouvrage:
« Le titre dit bien ce qu’il veut dire. La joie complĂšte, absolue n’est pas de ce monde. Le bonheur humain, le mieux rĂ©ussi n’est vraiment que l’aube de la joie, la vraie joie est ailleurs. Et je suis contente dâavoir l’occasion de l’exprimer ici. Je crois que si on nĂ©glige totalement l’aspect spirituel de ce livre, on risque de passer Ă cĂŽtĂ© de l’essentiel. Lâaube de la joie apparaĂźtra peut-ĂȘtre alors comme une histoire, un peu fade, un peu banale. »26
La journaliste l’interroge ensuite sur les auteurs qui lui servent d’inspiration, mais aussi sur ce que lisent ses enfants, et veut connaĂźtre son point de vue sur l’Ă©ducation de ceux-ci.
Dans la revue Lectures (mercredi 15 avril 1959) une comparaison avec l’« Ă©crivain » Berthe Bernage, qui a publiĂ© la sĂ©rie culte des Brigitte, est amenĂ©e. La critique, signĂ©e C.L., poursuit en adoptant un point de vue condescendant sur le rĂ©cit du quotidien de la « jeune femme » et de la « petite Ă©pouse »:
« Lâaube de la joie, câest un peu le journal que tient une jeune femme de mĂ©decin, mĂšre de trois petits enfants. On la suit presque pas Ă pas tout au long de ses journĂ©es de petite Ă©pouse, de femme du monde et de mĂšre de famille. A la voir sâĂ©panouir pendant les jours de soleil et lutter dans la grisaille de certaines pĂ©riodes, une leçon se dĂ©gage, toujours tonique. »27
Cette lecture fait fi de la critique sociale qu’elle Ă©labore, de la quĂȘte Ă©thique qui l’anime. L’interprĂ©tation dĂ©limite aussi une catĂ©gorie de rĂ©fĂ©rence (« la presse du cĆur ») et un public genrĂ© (« les lectrices ») autour de l’Ćuvre: « On ne pourra jamais assez multiplier de pareils livres qui sont, pour les lectrices, de merveilleux antidotes contre lâabrutissement de la presse du cĆur. »
Plus rĂ©cemment, le blogue Laurentiana revient sur cette Ćuvre tout en suggĂ©rant une comparaison entre l’autrice et Gabrielle Roy. Toutefois, il lui reproche en substance d’ĂȘtre un roman Ă thĂšse. Le critique affirme que le succĂšs moins durable de Nellie Maillard serait attribuable Ă son propos plutĂŽt didactique sur la religion: « Ce qui empĂȘche le roman de passer lâĂ©preuve du temps, câest le message lui-mĂȘme, et surtout la maniĂšre de le livrer. Maillard appuie trop sur la thĂšse quâelle veut faire passer. »28
La nuit si longue (1959)
La journaliste, Monique Duval, du journal Le soleil (26 octobre 1960), couvre la sortie de son second roman, La nuit si longue, paru aux Ăditions du Cercle du Livre de France.29 Le directeur, Pierre Tisseyre, est alors l’un des rares Ă©diteurs qui encourage le production des Ă©crivaines30.
Comme dans L’aube la joie, la famille est le thĂ©Ăątre du rĂ©cit. D’entrĂ©e de jeu, la journaliste aborde son statut de mĂšre de famille de l’autrice en regard de sa pratique d’Ă©crivaine. Anne-Marie se justifie en exposant le contexte dans lequel elle crĂ©e:
« Ăcrire m’apporte de la joie et, le fait d’ĂȘtre mĂšre de plusieurs enfants ne me gĂȘne pas dans mon travail; bien au contraire. Je me suis toujours intĂ©ressĂ©e Ă la famille, aux problĂšmes psychologiques propres Ă l’adolescence et Ă la jeunesse et je considĂšre que la prĂ©sence de mes six enfants m’aide dans mon travail littĂ©raire. »31
Elle enchaĂźne en Ă©voquant le thĂšme et le cadre dans lequel s’inscrit ce second roman:
« La vie familiale me fournit toujours mes premiĂšres sources dâinspiration. Ainsi, dans ce second livre, il s’agit de la vie d’une jeune fille, de 18 ans, de son attitude envers ses parents, de son rĂŽle dans la vie moderne. SituĂ©e dans le milieu mĂ©dical, l’hĂ©roĂŻne est animĂ©e du mĂȘme esprit, du mĂȘme idĂ©al qui animaient les personnages de L’Aube de la Joie. »32
La journaliste revient une seconde fois en insistant sur sa condition de mĂšre de famille: « Une femme qui est Ă la fois Ă©pouse, mĂšre dâune famille nombreuse, Ă©crivain, ne doit pas avoir assez de 24 heures par jour pour suffire Ă la tĂąche. » Ce Ă quoi Anne-Marie rĂ©pond: « Je n’ai, en effet pas beaucoup de temps pour faire autre chose. Ainsi, jâaime la lecture et ne puis malheureusement pas lire autant que je le souhaiterais.33 » Elle donne alors quelques indications au sujet de ses prioritĂ©s de lecture: « Cependant, je vous dirais que je prends le temps de lire ce que se rattache aux questions sociales. Les Ćuvres religieuses mâintĂ©ressent Ă©galement beaucoup, Cesbron, Daniel Rops, Michel de St-Pierre sont les auteurs que je prĂ©fĂšre. J’ajouterai que les Ă©crits de l’abbĂ© Pierre me touchent particuliĂšrement car c’est un homme que j’admire et j’ai choisi une de ses phrases comme âentrĂ©eâ Ă mon livre. »34 Selon ses dires, les intentions auctoriales sont dĂ©finies autour des enjeux sociaux, et par suite, religieux. Extrait:
« Comment Ă©viter cette corvĂ©e?… Pourrais-je m’esquiver Ă la fin de l’aprĂšs-midi?…» Monique rĂ©flĂ©chissait, la tĂȘte appuyĂ©e sur un coude, au bord de son lit, dans la pĂ©nombre de sa chambre. Elle songeait au buffet de 50 personnes qu’allaient donner ses parents, ce soir-lĂ , et cherchait Ă y Ă©chapper. Elle Ă©prouvait une vĂ©ritable rĂ©pulsion Ă l’idĂ©e de faire face Ă l’Ă©vĂ©nement: « Je ne peux plus, se disait-elle, je ne peux mĂȘme plus songer Ă cette immense mascarade, sans avoir envie de crier!… Comment faire… surtout en ce moment, oĂč il me semble avoir perdu toute facultĂ© de raisonner, oĂč je ne me comprends plus! J’ai l’esprit en dĂ©route… Mon Dieu, quelle est la force qui me tire violemment, Ă droite et Ă gauche, et quelle est cette angoisse qui me serre au creux de l’estomac. L’abbĂ© Pierre me poursuit maintenant avec ses chiffonniers et sa misĂšre… Je crois avoir trouvĂ© une justification et j’ai trouvĂ© un juge! J’ai honte, je me dĂ©goĂ»te, je prends en horreur par moments, la fille que je suis, mais ignore par qui la remplacer!… »35
L’article s’achĂšve en prĂ©cisant que ce roman â comme le premier â a Ă©tĂ© Ă©crit avec la musique de Beethoven et Debussy comme paysage sonore et que l’autrice songe Ă l’Ă©criture d’un troisiĂšme roman. Celui-ci paraĂźtra en 1967, soit huit ans aprĂšs Une nuit si longue.
La nuit si longue est interprĂ©tĂ© comme une Ă©tude psychologique, dans le Dictionnaire des Ćuvres littĂ©raires quĂ©bĂ©coises; d’autres critiques prennent aussi ce parti36. On fait valoir que, Ă la façon de son premier roman, la trame repose sur la prĂ©sence d’une « mĂšre avec ses difficultĂ©s d’adaptation ». En adoptant le schĂ©ma maternaliste du trouble psychologique qui est tendancieux, cette interprĂ©tation nĂ©glige la quĂȘte existentielle, le rĂŽle central que joue une Ă©motion morale comme l’angoisse, et la critique sociale qui l’accompagne.
Maintenant et toujours (1967)
Sur Ici Radio-Canada, le 20 mars 1967, le lancement du nouveau roman d’Anne-Marie, Maintenant et toujours est prĂ©sentĂ© †en mĂȘme temps que trois autrices et un auteur du Cercle du Livre de France †comme un Ă©vĂ©nement qui fait sensation.37. Le livre est publiĂ© Ă 3000 exemplaires.
Ce roman explore la crise socio-politique et morale qui pĂ©nĂštre la vie d’un jeune prĂȘtre, de sa famille, d’un quartier. Le rĂ©cit explore les mutations du QuĂ©bec, les ruptures et les transitions, en convoquant la critique sociale et le conflit de classes. Le narrateur dĂ©nonce l’aveuglement et la perte de sens de la bourgeoisie, des institutions, qu’elles soient religieuses ou publiques en exposant, par exemple, les travers et les incohĂ©rences du milieu mĂ©dical. Il interroge la question des inĂ©galitĂ©s, du statut des femmes, et revendique un parti-pris explicite en faveur de la justice sociale. Le renouveau social, la dignitĂ©, la libĂ©ration passe, selon lui, par la solidaritĂ© chrĂ©tienne. C’est le plus politique des trois romans de Nellie Maillard. Extrait:
†« Conflits de gĂ©nĂ©ration… conflits de classe sociales, chacun est prisonnier de son Ă©poque et de son milieu… je pense aux ouvriers de la rue des PavĂ©s. »
†« Il y a du nouveau? »
†« Oui. »
Et l’abbĂ© Pellerin relata Ă son professeur l’histoire de la grĂšve causĂ©e par l’imposition des « swing shift ». Le besoin de justice sociale et le combat pour cette justice, qu’il comprimait en lui-mĂȘme depuis des mois, trouvait enfin Ă s’exprimer.
†« Il est certain qu’un rythme accĂ©lĂ©rĂ© du travail est une source de dĂ©sĂ©quilibre pour les hommes et leurs familles, une source d’Ă©puisement physique et moral pour le travailleur. Il porte en lui les germes des rĂ©volutions, et ceux de certaines dĂ©chĂ©ances. Il cherche une libĂ©ration n’importe oĂč, se sentant confusĂ©ment entraĂźnĂ© dans une psychose de gains, de rendement, de production… »
†« Eh! mon garçon te voilà parti pour la gloire syndicale! »
†« Simplement humaine, PĂšre, car notre civilisation moderne dĂ©truit l’ĂȘtre humain! Je parlais du travail, mais les loisirs sont aussi pernicieux, ils sont conditionnĂ©s par la publicitĂ© qui s’empare du pauvre et lui vend des mirages… Esclaves du matĂ©riel des deux cĂŽtĂ©s, comment voulez-vous aprĂšs cela, qu’il puisse accĂ©der Ă Dieu? » 38
Claire Roy, dans l’Ă©dition du journal Le nouvelliste du samedi 15 avril 1967, lui rĂ©serve un accueil chaleureux.39 Elle qualifie la posture du narrateur en soulignant une Ă©criture « presque virile »: « A travers tout le livre, le jeune prĂȘtre traverse une crise morale fort bien analysĂ©e. Il se cherche et il cherche Dieu. Par moments il souffre d’une certaine stĂ©rilitĂ© qui le conduit presque au dĂ©couragement. Les conversations et les rĂ©flexions tiennent une grande place dans le livre. On y puise une doctrine solide et l’Ă©lan d’une foi profonde, presque virile. La dialectique est sĂ»re, et non exempte d’un certain mysticisme. Je le rĂ©pĂšte, c’est un beau et bon livre qui peut faire beaucoup de bien aux Ăąmes chancelantes. Aux Ăąmes fortement chrĂ©tiennes, il apÂportera la confirmation de leurs croyances et de leur espĂ©rance. »
Roger Duhamel est un des rares critiques masculins qui ont Ă©crit sur son Ćuvre.40 Dans l’Ă©dition du 12 avril 1967 du Photo-journal, il situe son projet en regard d’auteurs, et ne sont pas seulement des autrices, quĂ©bĂ©cois et français. Par ailleurs, il salue sa dĂ©marche dans la tradition des Ă©crivains catholiques, de mĂȘme qu’il reconnaĂźt l’actualitĂ© et la pertinence de son questionnement: « Anne-Marie a eu le courage dâaborder sans faux-fuyant le problĂšme troublant du sacerdoce contemporain dans le contexte quĂ©bĂ©cois; dâautres avant elle, AndrĂ© Langevin (le Temps des hommes), Gilles Marcotte (le Poids de Dieu), l’ont fait Ă©galement, mais leur propos nâĂ©tait pas de le cerner dans toutes ses dimensions, de provoquer avec autant dâacuitĂ© chez le lecteur une interrogation inquiĂšte que je juge fĂ©conde. Michel de Saint-Pierre, lui aussi, a abordĂ© la question (les Nouveaux PrĂȘtres), mais sur un ton polĂ©mique qui en restreint la portĂ©e… Maintenant et toujours â titre pertinent â nous oblige Ă rĂ©flĂ©chir sur une Ă©volution assez mal engagĂ©e qui contraint aujourd’hui toute conscience catholique. »41
Ăpilogue critique
La publication des romans de Nellie Maillard a Ă©tĂ©, Ă chaque fois, accompagnĂ©e d’un nombre impressionnant de recensions critiques, souvent biaisĂ©es, souvent sexistes, comme on l’observe rĂ©guliĂšrement dans le contexte de la rĂ©ception critique des Ă©crivaines. Peu de ces critiques mettront de l’avant la dimension politique de sa dĂ©marche orientĂ©e sur la justice sociale.
Domaine public
L’ensemble de son Ćuvre s’Ă©lĂšvera dans le domaine public Ă partir de janvier 2020 dont ses romans:
- L’aube de la joie (1958)
- La nuit si longue (1959)
- Maintenant et toujours (1967)
Notes et liens complémentaires
- GĂ©nĂ©alogie Nellie Maillard. GĂ©nĂ©alogie du QuĂ©bec et d’AmĂ©rique française. 2019.
- Ibid.
- La famille David. ICI Abitibi-Témiscamingue. 1er février 2011. [consulter en ligne]
- Cécile, Brosseau. Montréal pleure une grande Canadienne. La Presse, 2 avril 1969, p. 27. [lire en ligne]
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Villa Maria, Prix et reconnaissances. Le profil Linkedin de la lauréate 2016, Katherine Carsley Lacroix, décrit ce prix ainsi: « Awarded to the student with the highest average in French throughout the entirety of High School and with the greatest knowledge and appreciation of the language itself, its history and its literature. »
- « Nouvelles de la navigation », La Presse, vendredi 19 juin 1925, p. 14. [lire en ligne]
- « Soirée dansante », La Presse, jeudi 4 février 1937, p. 5. [lire en ligne]
- « Chronique ouvriĂšre: Des cours de français et d’anglais aux ouvriĂšres de la robe de MontrĂ©al », Le Canada, samedi 19 avril 1941, p. 11. [lire en ligne]
- Monique Genuist, « LâAUBE DE LA JOIE, roman dâANNE-MARIE (pseudonyme de Nellie DAVID, nĂ©e MAILLARD) », Dictionnaire des Ćuvres littĂ©raires du QuĂ©bec 1940-1959. ĂditĂ© par M. Lemire, MontrĂ©al: Fides, p. 73. [lire en ligne (p.171)]
- Ibid.
- Isabelle Beaulieu, « HélÚne David: Prendre acte ». Les libraires, p. 8. [lire en ligne]
- Malka Zipora, Lekhaim! – Chroniques de la vie hassidique Ă MontrĂ©al, MontrĂ©al: Les Ă©ditions du passage, 2006.
- Ibid.
- Appel personnel, le 19 décembre 2019
- Catherine Nazair. « Françoise David, QuĂ©bec (1948-) ». Dans Citoyennes. Portraits de femmes engagĂ©es pour le bien commun sous la direction de Florence Piron. Ăditions science et bien commun. 9 dĂ©cembre 2014.
- Radio-Canada Ici PremiÚre. « La vie de Françoise David influencée par sa mÚre ». [consulter en ligne]
- JoĂ«l Zufferey, « Qu’est-ce que l’autofiction? (Avant-propos) » de: L’Autofiction: variations gĂ©nĂ©riques et discursives, Academia, coll. “Au coeur des textes”, 2012 (p.5-14).
- Philippe Lejeune. Signes de vie. Le Pacte autobiographique. Seuil, 2005.
- FrĂ©dĂ©ric Gugelot, CĂ©cile Vanderpelen-Diagre et Denis Saint-Jacques, « Introduction. La figure de lâĂ©crivain·e catholique de 1945 Ă nos jours », COnTEXTES. [lire en ligne]
- Anne-Marie, L’aube de la joie, MontrĂ©al: Le Cercle du livre de France, p. 25.
- Cécile Brosseau, « Anne-Marie et Madame Paul David », Le Devoir, 20 août 1960, p. 9. [lire en ligne]
- Ibid.
- A.C. Notices bibliographiques: LittĂ©ratures: Anne-Marie, L’aube de la joie, Lectures, mercredi 15 avril 1959, p. 248. [lire en ligne (p. 8)]
- Jean-Louis Lessard. L’Aube de la joie. Laurentiana [blogue], 15 novembre 2012.
- Monique Duval, « Lancement du 2e roman de l’auteur Anne-Marie », Le soleil, 26 octobre 1960, p. 11. [lire en ligne]
- Isabelle Boisclair. Ouvrir la voix/Le processus constitutif d’un sous-champ littĂ©raire fĂ©ministe au QuĂ©bec (1960-1990). [MĂ©moire], UniversitĂ© de Sherbrooke, Novembre 1998, p. 179. [lire en ligne]
- Monique Duval, op. cit.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Anne-Marie, Une nuit si longue, Montréal: Le Cercle du livre de France, p. 141.
- LĂ©once Cantin, Dictionnaire des Ćuvres littĂ©raires du QuĂ©bec IV 1960-1969, op. cit., p. 631-632
- Ici Radio-Canada, « Des livres et des hommes: De grands écrivains interviewés par de grands journalistes », 20 mars 1967, p. 15
- Anne-Marie, Maintenant et Toujours, Montréal: Le Cercle du livre de France, p. 206-207).
- Claire Roy. « Un vicaire chez les pauvres », Le nouvelliste, samedi 15 avril 1967, p. 14. [lire en ligne]
- Roger Duhamel, « La chronique de Roger Duhamel: Les problĂšmes dâun prĂȘtre quĂ©bĂ©cois… », Photo-journal, 12 avril 1967, p. 77. [lire en ligne, p. 76]
- Ibid.
Illustration
- Nellie Maillard. Auteur: Jean-Pierre Marquis. Licence: CC BY-SA 4.0.
- Charles Maillard. Domaine public (via Wikimedia Commons).
- Nellie Maillard signant son second roman. Le Soleil, 28 mars 1960.ici
Merci de me faire redĂ©couvrir ma mĂšre en tant qu’autrice!
Il n’y a pas de quoi. J’Ă©tais Ă©tĂ© fascinĂ©e par la dĂ©couverte de Nellie Maillard; c’est un sujet littĂ©raire passionnant!
Un grand merci de vous ĂȘtre penchĂ©e sur Anne-Marie, lâautrice, et non seulement sur Nellie Maillard, fille de, femme de et mĂšre de … Votre texte est inspirant et nous rappelle une autrice engagĂ©e, et une mĂšre partie trop tĂŽt .
Marie a fait un excellent travail de mĂ©moire collective, en effet, Mme David. Merci Ă vous d’y avoir participĂ©! Au-delĂ de ce cas particulier, nous souhaitons que ce Calendrier puisse contribuer Ă sensibiliser le monde de l’Ă©dition et de la diffusion Ă la valeur inestimable de la numĂ©risation du patrimoine, du libre accĂšs et du domaine public, qui Ă©clairent Ă la fois le passĂ©, le prĂ©sent et l’avenir. Il faut les protĂ©ger! đ