Jack Kerouac, nĂ© Jean-Louis KĂ©rouac en 1922, Ă Lowell (Massachusetts), dans une famille dâorigine canadienne-française, dĂ©cĂ©dĂ© en 1969 Ă St. Petersburg en Floride, est un Ă©crivain et poĂšte amĂ©ricain considĂ©rĂ© comme lâun des plus influents du XXe siĂšcle. Il est un pilier de la Beat Generation, mouvement littĂ©raire quâil a contribuĂ© Ă dĂ©finir.
On lui a en effet attribuĂ© lâinvention de lâexpression « Beat Generation »1, inspirĂ©e selon ses dires par un terme afro-amĂ©ricain: beat dans le sens de « battre » â une gĂ©nĂ©ration pauvre, hĂ©ritiĂšre de la Grande DĂ©pression et de la Seconde Guerre mondiale â, mais aussi dans le sens du rythme endiablĂ© du bebop, ce jazz trĂšs rapide des annĂ©es 1940-1950 qui fascinait lâauteur. Pour Kerouac, le terme beat rĂ©fĂ©rait Ă©galement Ă la « bĂ©atitude », Ă une quĂȘte spirituelle, cette dimension trop souvent oubliĂ©e de sa quĂȘte et de celle de ses contemporains2.
« VoilĂ le Beat », Ă©crit-il dans Sur les origines dâune gĂ©nĂ©ration:
« Vivez vos vies Ă fond. Non, aimez vos vies Ă fond. Quand ils viendront vous lapider, au moins vous ne serez pas dans une serre, vous nâaurez que votre peau transparente. »3
Sur la route: le rythme dâune gĂ©nĂ©ration
En 1954, Irvin Howe dĂ©nonçait le conformisme ambiant de lâaprĂšs-guerre dans un texte polĂ©mique intitulĂ© « This Age of Conformity ». Et pourtant, dĂ©jĂ dans les annĂ©es 1950, le calme supposĂ© hĂ©ritĂ© de la Seconde Guerre mondiale craquait de partout. Elvis Presley, James Dean, Marlon Brando: la figure du rebelle sâimposait dĂ©jĂ dans diverses productions culturelles amĂ©ricaines4. Et la littĂ©rature nâest pas en reste, notamment grĂące Ă lâanticonformisme profond dĂ©ployĂ© par la Beat Generation qui se traduit en une fascination pour les marginaux, les fous, les excentriques, les itinĂ©rants, les junkiesâŠ.
DeuxiĂšme roman de Kerouac, Sur la route sâest imposĂ© dĂšs sa publication en 1957 comme lâĆuvre phare de ce mouvement littĂ©raire. Il a Ă©tĂ© Ă©crit en trois semaines sur un long rouleau de 37 m qui, insĂ©rĂ© dans sa machine Ă Ă©crire, permettait Ă lâauteur de ne pas changer de page et ainsi de conserver une grande spontanĂ©itĂ© dans lâĂ©criture, de dĂ©velopper un rythme effrĂ©nĂ©, rapide comme la baguette du batteur de jazz sur la cymbale.
« Ă cette Ă©poque, en 1947, le be-bop dĂ©ferlait comme un vent de folie sur toute lâAmĂ©rique. [âŠ] Et pendant que jâĂ©tais assis Ă Ă©couter ce chant de la nuit que le bop est devenu pour nous tous, je pensais Ă tous mes amis qui, dâun bout Ă lâautre du pays, Ă©taient tous vraiment dans la mĂȘme arriĂšre-cour, aussi dĂ©lirant et frĂ©nĂ©tique. »5
On le constate ici, Kerouac porte la voix de toute une gĂ©nĂ©ration Ă travers Sur la route. Cette volontĂ© sâintĂšgre au cĆur de son Ćuvre. En grande partie autobiographique, les personnages du roman sont inspirĂ©s de personnes rĂ©elles. Les principaux â Sal Paradise et Dean Moriarty â sont ainsi les alter ego fictifs de Jack Kerouac et Neal Cassady (une autre figure importante de la Beat Generation).
Cette quĂȘte de rythme, mĂ©langĂ©e Ă la narration au « je » et au caractĂšre autobiographique du rĂ©cit, permet Ă Jack Kerouac de dĂ©velopper dans son roman une prose trĂšs novatrice, qui marquera par la suite lâensemble de son Ćuvre. Comme lâexplique bien Richard Gray dans A History of American Literature6, cela fait en sorte que lâenchaĂźnement des Ă©vĂšnements, dans Sur la route, prend la forme dâun flot, plus que dâune trame narrative fixe. Câest lâexpĂ©rience du narrateur que le lecteur est invitĂ© Ă partager. LâĂ©criture de Kerouac nous convie dans son intimitĂ©, Ă suivre ses pensĂ©es, son regard, ses dĂ©sirs â une façon de faire que lâauteur disait inspirĂ©e par Louis-Ferdinand CĂ©line7 et que l’on retrouve dans l’ensemble de son Ćuvre par la suite.
The Dharma Bums: la quĂȘte spirituelle Beat
Aux Ătats-Unis, lorsquâil est question de Jack Kerouac, on cite volontiers un deuxiĂšme titre comme faisant partie de ses romans les plus marquants. Sorti en 1958, The Dharma Bums, dont le titre a malencontreusement Ă©tĂ© traduit par Les clochards cĂ©lestes en français, est le 4e roman paru de lâauteur, bien quâil ait Ă©tĂ© Ă©crit plusieurs annĂ©es aprĂšs Sur la route. Dans la francophonie, cette Ćuvre majeure tend Ă rester dans lâombre de Sur la route, peut-ĂȘtre Ă cause de lâimportance quâelle accorde Ă la spiritualitĂ©, plus particuliĂšrement au bouddhisme, un thĂšme pourtant cher Ă de nombreux auteurs associĂ©s Ă la Beat Generation, comme le souligne Kerouac dans Sur les origines dâune gĂ©nĂ©ration8.
On insiste en gĂ©nĂ©ral sur la quĂȘte de libertĂ© que porte lâĆuvre de Kerouac, sur le rejet des normes, plus particuliĂšrement de la sociĂ©tĂ© de consommation, dont elle est porteuse. Mais cette volontĂ© dâĂ©mancipation individuelle vient dans sa dimension la plus fondamentale avec une quĂȘte spirituelle. DĂšs les premiĂšres pages de The Dharma Bums, on retrouve ainsi les sujets chers Ă Sur la route: la bohĂšme, le jazz, le vin. Le rĂ©cit est toutefois portĂ© par maintes rĂ©fĂ©rences au bouddhisme zen, rĂ©fĂ©rences qui viennent se cristalliser autour de Japhy Ryder, lâincarnation fictionnelle de Gary Snyder, un grand poĂšte amĂ©ricain, peu traduit en français, quâon associe gĂ©nĂ©ralement au mouvement littĂ©raire de la San Francisco Renaissance.
Kerouac se fait dans ce roman, encore une fois, le porteur de la voix dâune gĂ©nĂ©ration. La fameuse soirĂ©e de poĂ©sie de la Sixth Gallery de San Francisco est ainsi mise en scĂšne au passage. Câest lors de cette soirĂ©e oĂč Allen Ginsberg a pour la premiĂšre fois lu Howl en public. Elle a grandement contribuĂ© Ă faire connaitre auprĂšs du grand public ces poĂštes emblĂ©matiques de lâĂ©poque que sont Ginsberg, bien sĂ»r, mais aussi Gary Snyder, Philip Lamantia, Michael McClure et Philip Whalen.
LâintĂ©rĂȘt pour les grands espaces dĂ©jĂ prĂ©sent dans Sur la route, prend une autre tournure avec The Dharma Bums, alors que Kerouac, influencĂ© en cela par Gary Snyder engage un rapprochement avec la nature sauvage qui se poursuivra dans Desolation Angels. Ce rapprochement sâinscrit, avec le bouddhisme, au sein de la quĂȘte spirituelle de lâauteur.
Suite Ă lâascension dâune montagne de la Sierra Nevada en Californie, le narrateur sâexclame:
« Sur le lac apparurent des reflets rosĂ©s de vapeurs cĂ©lestes, et jâai dit: âDieu, je tâaimeâ et jâai regardĂ© vers les ciel et jâĂ©tais sincĂšre. âJe suis tombĂ© en amour avec toi, Dieu. Prends soin de nous tous, dâune façon ou dâune autre.â »9
Il marque ainsi un grand tournant par rapport au cynisme face Ă la religion affichĂ©e dans les premiĂšres pages du roman, un virage qui sâeffectue au contact de la nature sauvage.
Doctor Sax, Maggie Cassidy, Visions of Gerard: Kerouac, un auteur canadien-français?
Big Sur (1962) se termine sur le poĂšme intitulĂ© « Sea » oĂč on peut lire:
« Parle, O, parle, mer, parle
Sea speak to me, speak
to me, your silver you light
[âŠ] O â la vengeance
De la roche
Cossez
Ah »10
Un poĂšme dĂ©diĂ© Ă la mer oĂč se mĂ©lange, comme par hasard, la langue anglaise dans laquelle Ă©crit Kerouac, avec sa langue maternelle: le français, la langue de sa mĂšre, Gabrielle-Ange LĂ©vesque, native de Saint-PacĂŽme dans le Bas-Saint-Laurent. Lâauteur, bien quâayant fait toute sa carriĂšre en anglais, est nĂ© et a grandi dans la communautĂ© francophone de Lowell au Massachusetts. Il nâa dâailleurs appris lâanglais quâĂ lâĂąge de six ans.
Il retrace son enfance dans trois romans: Doctor Sax (1959), Maggie Cassidy (1959), Visions of Gerard (1963). DĂšs la premiĂšre page de Doctor Sax, on peut ainsi lire: « Eh, batĂȘge, ya faite un grand sarman sâfoi icitte11 ». On peut ainsi lire cette langue orale, francophone, dans un roman amĂ©ricain publiĂ© neuf ans avant les premiĂšres prĂ©sentations des Belle-SĆurs en 1968, et le scandale qui sâen suivit, provoquĂ©, justement⊠par lâusage de la langue orale de MontrĂ©al au thĂ©Ăątre.
LâĆuvre de Kerouac est en effet parsemĂ© de phrases Ă©crites en joual de la Nouvelle-Angleterre. Malheureusement, le lecteur canadien francophone devra se tourner vers les versions anglaises de ses romans afin dâaccĂ©der Ă ces phrases, puisque celles-ci sont transposĂ©es en français de France dans les Ă©ditions couramment distribuĂ©es au Canada.
Cela est fort dommage, puisque Kerouac a Ă©crit en joual longtemps avant que lâon ose sâaventurer sur ce terrain au QuĂ©bec. Il a parlĂ© français toute sa vie avec sa mĂšre. Il a Ă©tĂ© interviewĂ© Ă deux reprises (en 1959 et en 1967) â Ă une Ă©poque oĂč on le lisait peu ici dâailleurs. On peut donc difficilement nier lâattachement de lâauteur Ă ses racines canadiennes-françaises.
Les origines franco-amĂ©ricaines ont dâailleurs profondĂ©ment marquĂ© le destin de lâĆuvre de Kerouac au QuĂ©bec. Jean-François Chassay relate dâailleurs en dĂ©tail, dans LâambigĂŒitĂ© amĂ©ricaine: le roman quĂ©bĂ©cois face aux Ătats-Unis (1995), la rĂ©ception critique de lâauteur dans la Belle Province, ainsi que son impact sur la fiction12. Il critique sĂ©vĂšrement au passage les tentatives de rĂ©cupĂ©ration de Kerouac, souvent Ă©rigĂ© en symbole du destin francophone en AmĂ©rique: une Ă©popĂ©e continentale, qui mĂšne ultimement Ă lâeffacement de la langue française au profit de lâanglais.
Est-ce bien lĂ le destin de Kerouac? DĂ©jĂ , les thĂšmes Ă©voquĂ©s ci-haut sont tout ce quâil y a de plus amĂ©ricain: le jazz, la figure du rebelle, le mythe de lâOuest, la Californie, lieu de tous les possibles, les grands espaces, lâĂ©mancipation individuelle, la quĂȘte spirituelle trouvant sa rĂ©solution au contact de la nature⊠Des transcendentalistes amĂ©ricains, au cinĂ©ma hollywoodien, en passant par la San Francisco Renaissance, la Beat Generation, Kerouac est habitĂ© par les Ătats-Unis, en mĂȘme temps quâil habite intensĂ©ment et profondĂ©ment ce territoire.
Mais cela ne rejette pas pour autant lâimportance de ses racines francophones: celles-ci sâagitent au second plan, dans sa relation avec sa mĂšre, dans la prĂ©sence de la langue de MoliĂšre dans son Ćuvre, dans Sartori Ă Paris, alors quâil tente de retracer ses ancĂȘtres français…
Gabriel Anctil, Ă©crivain et scĂ©nariste quĂ©bĂ©cois, est venu ouvrir un nouveau pan dans cette rĂ©flexion Ă la fin des annĂ©es 2000 en publiant dans Le Devoir une sĂ©rie dâarticles oĂč il fait connaitre au QuĂ©bec lâexistence de textes de Kerouac Ă©crits en français, dont une dizaine de pages dâune premiĂšre version de Sur la route13.
Par la suite, Gabriel Anctil a poursuivi sur cette lancĂ©e en contribuant, avec Franco Nuovo et Jean-Philippe Pleau, Ă une magnifique baladodiffusion intitulĂ©e Sur les traces de Kerouac14, qui cherche Ă mettre en relief la complexitĂ© des rapports de lâhomme et de lâĆuvre Ă la francophonie nord-amĂ©ricaine.
Domaine public
La bonne nouvelle, c’est que lâĆuvre originale de Kerouac, dans toute son Ă©tendue (romans, essais, poĂšmes et correspondance) et sa complexitĂ©, fera partie du domaine public, au Canada, dĂšs le 1er janvier 2020. Et cela comprend bien entendu les romans prĂ©citĂ©s:
- On the Road, New York: Viking, 1957.
- The Dharma Bums, New York: Penguin Books, 1976 [1958].
- Doctor Sax, New York: Grover Press, 1959.
- Big Sur, New York: Penguins Books, 1962.
Sources et références
- Gabriel Anctil, « Sur le chemin », Le Devoir, 4 septembre 2008.
- Gabriel Anctil, « Kerouac voulait écrire en français », Le Devoir, 5 septembre 2007.
- Jean-François Chassay, LâambiguĂŻtĂ© amĂ©ricaine: le roman quĂ©bĂ©cois face aux Etats-Unis, MontrĂ©al, XYZ, 1995.
- John Clellon Holmes , « This Is The Beat Generation », The New York Times Magazine, 16 novembre, 1952.
- Richard Gray, A History of American Literature, Malden, Blackwell Publishing, 2004.
- Jack Kerouac, Wikipedia.
- Jack Kerouac, Sur la route, Paris, Ădition Gallimard, coll. Folio plus, 2007 [1960, 1997].
- Jack Kerouac, Sur les origines dâune gĂ©nĂ©ration, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1998 [1993].
- VidĂ©o: Jack Kerouac: I’m Sick of Myself.I’m Not a Courageous Man. Entrevue rĂ©alisĂ©e avec Jack Kerouac Ă lâĂ©mission de tĂ©lĂ©vision de Radio-Canada, Le Sel de la semaine (via YouTube).
- Vidéo: Jack Kerouac parle de Céline. Entrevue avec Jack Kerouac accordée à Pierre Nadeau, diffusée à Radio-Canada en 1959 (via YouTube).
- Sur les traces de Kerouac, Radio-Canada, 1er mai 2018.
Notes et liens complémentaires
- John Clellon Holmes, « This Is The Beat Generation », The New York Times Magazine, 16 novembre 1952.
- Extrait dâune entrevue rĂ©alisĂ©e avec Jack Kerouac Ă lâĂ©mission de tĂ©lĂ©vision de Radio-Canada, Le Sel de la semaine (00:18 Ă 01:13). [visionner sur YouTube]
- Jack Kerouac, Sur les origines dâune gĂ©nĂ©ration, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1998, p. 15.
- Richard Gray, A History of American Literature, Malden, Blackwell Publishing, 2004, p. 554.
- Jack Kerouac, Sur la route, Paris, Ădition Gallimard, coll. Folio plus, 2007 [1960, 1997], p. 25-26.
- Richard Gray, op. cit., p. 655.
- Jack Kerouac dĂ©veloppe sur CĂ©line et sur ses diffĂ©rentes influences littĂ©raires dans cet extrait dâune entrevue accordĂ©e Ă Pierre Nadeau, diffusĂ©e Ă Radio-Canada en 1959, en ligne. ConsultĂ© le 18 dĂ©cembre 2019.
- Jack Kerouac, Sur les origines dâune gĂ©nĂ©ration, op. cit., p. 15, p.49.
- Jack Kerouac, The Dharma Bums, New York, Penguin Books, 1976 [1958], p. 244. Ma traduction.
- Jack Kerouac, Big Sur, New York, Penguins Books, 1962, p. 221.
- Jack Kerouac, Doctor Sax, New York, Grover Press, 1959, p. 3.
- Jean-François Chassay, LâambiguĂŻtĂ© amĂ©ricaine: le roman quĂ©bĂ©cois face aux Etats-Unis, MontrĂ©al, XYZ, 1995, p. 65 Ă 91.
- Gabriel Anctil, « Sur le chemin », Le Devoir, 4 septembre 2008. « Kerouac voulait écrire en français », Le Devoir, 5 septembre 2007.
- Sur les traces de Kerouac, Radio-Canada, 1er mai 2018.