Les feuilles mortes, vous connaissez? Sans doute puisque câest l’une des musiques les plus reprises en ce monde. Au Canada, partir de 2020, vous pourrez jouer cette partition autant que vous voulez en public! Vous pourrez aussi l’enregistrer en vue d’une diffusion publique, gratuite ou payante, sans avoir Ă acquitter de droits. Bien entendu, vous serez libre de diffuser votre enregistrement sans frais ni restriction sur Internet â ce qui ferait bien des heureux! â et de l’utiliser comme fond sonore de votre derniĂšre vidĂ©o.
Cette partition est de Joseph Kosma, mort en 1969. Il aurait lui-mĂȘme empruntĂ© son refrain Ă une ligne mĂ©lodique de lâĆuvre pour soprano et piano de Jules Massenet intitulĂ©e PoĂšme d’octobre, composĂ©e en 1876. Quant Ă Jules Massenet (1842-1912), qui sait s’il n’avait pas entendu cette mĂ©lodie fredonnĂ©e par quelquâun dâautre ?
Attention: vous ne pourrez pas ajouter Ă votre prestation les paroles â chantĂ©es ci-bas ⌠par Yves Montand â car elles sont signĂ©es Jacques PrĂ©vert. Les droits dâauteur de ce grand poĂšte mort en 1977 ne seront libĂ©rĂ©s au Canada quâen 2027… si tout va bien, sinon, il faudra attendre 2047. đ§
En Europe, les Français devront patienter jusqu’en 2039 pour jouer ce morceau en public sans acquitter de droits â et 2047 pour y ajouter les rimes de PrĂ©vert. Soixante-dix ans, c’est long, nâest-ce pas? Ainsi va le droit dâauteur en 2020.
Un compositeur prolifique
NĂ© en 1905 et mort en 1969, Joseph Kosma a composĂ© des centaines de chansons, musiques de films et de scĂšnes, musiques de chambre et orchestre, chĆurs, oratorios, opĂ©ras… collaborant avec une plĂ©iade de cĂ©lĂ©britĂ©s dans lâaprĂšs-guerre en France et entretenant avec nombre dâentre-eux des rapports amicaux.
Tout ce rĂ©pertoire incroyable1 sera donc libre de droits en 2020. Cette Ćuvre musicale est si monumentale quâon ne saurait lui rendre justice en quelques mots. Sans Kosma, les Français perdraient un gros bout de leur identitĂ© nationale, et je parle d’une identitĂ© trĂšs intime dans ce cas.
Comme beaucoup dâautres Français cĂ©lĂšbres, Kosma est un Français dâadoption. Dâorigine juive, il sâest retrouvĂ© en France en 1933, fuyant le nazisme, Ă l’Ăąge 28 ans, et ne sera naturalisĂ© qu’en 1949. Câest bien toute la vie de ce compositeur particuliĂšrement brillant qui a Ă©tĂ© bousculĂ©e par lâHistoire. Il disait d’ailleurs lui mĂȘme2 qu’il faisait partie dâune gĂ©nĂ©ration sacrifiĂ©e3.
Il n’y a pas de jardinier pour les hommes
NĂ© en 1905 Ă Budapest, Joseph est encore un enfant pendant la guerre de 14-18. S’ensuit la rĂ©volution et la formation, Ă partir dâun empire austro-hongrois (1867-1918) disloquĂ©, de la rĂ©publique de Hongrie â un rĂ©gime antisĂ©mite sinistre, sans chauffage et sans Ă©cole rĂ©guliĂšre en raison de lâinflation. Ă cinq ans, il joue du piano sans l’avoir appris, comme un tsigane, au sein d’une famille oĂč la musique est trĂšs prĂ©sente. Sa grand-mĂšre Ă©tait une Ă©lĂšve de Liszt, son oncle Ă©tait compositeur. Il retient ce quâil entend, opĂ©rettes ou opĂ©ras Ă la mode. Ses copains lâutilisent comme pianiste dans des fĂȘtes improvisĂ©es, dâautres lâaccompagnant au violon ou au chant. Des passants sâarrĂȘtent sous les fenĂȘtres ouvertes pour applaudir. En retour, les enfants leur crient des insultes et leur crachent dessus4. Il accompagne aussi des films muets dans son cinĂ©ma de quartier. Ă 11 ans, il Ă©crit lâopĂ©ra « NoĂ«l dans les TranchĂ©es ».
Clandestin Ă l’UniversitĂ© en raison du numerus clausus de 5% imposĂ© aux Ă©tudiants juifs, il est tout de mĂȘme formĂ© par Bela Bartok Ă lâAcadĂ©mie de musique de Budapest. NommĂ© chef dâorchestre assistant de lâOpĂ©ra National Ă 21 ans, il participe Ă la crĂ©ation de thĂ©Ăątres de danse dâavant-garde de 1926 Ă 1928. L’annĂ©e suivante, il obtient une bourse pour continuer ses Ă©tudes Ă Berlin.
AprĂšs un dĂ©but de carriĂšre classique en tant que directeur dâorchestre Ă lâOpĂ©ra de Berlin, il rejoint le thĂ©Ăątre ambulant de Bertolt Brecht et travaille avec Kurt Weill et Hanns Eisler. Ces rencontres seront marquantes. Joseph Kosma continuera tout au long de sa carriĂšre Ă faire preuve d’engagement et dâun profond humanisme, tentant dâintervenir de son mieux dans l’ordre des choses.
« En venant en France, j’Ă©tais dĂ©cidĂ© Ă Ă©crire des chansons dont l’objet ne serait pas seulement de distraire mais aussi d’exprimer l’angoisse des hommes devant les menaces de notre monde moderne, passablement inhumain. »
Il fuit lâAllemagne pour Paris avec sa femme en 1933, puis doit Ă nouveau sâexiler dans le sud de la France pendant lâOccupation, continuant Ă travailler avec PrĂ©vert sous un prĂȘte-nom. MenacĂ© par les Italiens aprĂšs l’Ă©vacuation de la CĂŽte d’Azur, Kosma rejoint le maquis de Thorenc, dans les Alpes-Maritimes, en juin 1944. Il est blessĂ© en sautant sur une mine lors de la libĂ©ration de Nice, le 18 aoĂ»t.
Restés à Budapest, son pÚre et sa mÚre meurent, assassinés par les nazis hongrois. Avant comme aprÚs la guerre, Kosma travaille notamment avec Marcel Carné , Jean Renoir, Robert Desnos et Raymond Queneau. Il participe aussi à plusieurs courts métrages de commande pour le compte du Parti communiste et fait de nombreuses apparitions sur les petits écrans de la radiotélévision française.
Ayant brillamment rempli la mission qu’il s’Ă©tait donnĂ© en arrivant en France, il meurt en aoĂ»t 1969 dâune crise cardiaque, dans le Val dâOise, Ă la Roche-Guyon. Il est enterrĂ© au CimetiĂšre de Montmartre, aux cĂŽtĂ©s d’innombrables artistes et cĂ©lĂ©britĂ©s.
Notes et liens complémentaires
- La longue liste des Ćuvres auxquelles il a participĂ© figure dans sa notice Wikipedia; De 1936 Ă 1970, les films français les plus majeurs sây retrouvent. Il y a mĂȘme Ă son actif, en 1950, la musique de « L’Inconnue de MontrĂ©al »!
- Hommage Ă Joseph Kosma, INA, 1969. (Ă partir de 5’45 »)
- Kosma, est-il un « Mozart assassiné », selon lâexpression de Saint-ExupĂ©ry dans Terre des hommes? Câest bien possible. Un chroniqueur de la revue CinĂ©ma 69, en effet, n’a pas hĂ©sitĂ© Ă le comparer aux plus grands: « On l’a baptisĂ© (je crois que c’est Maurice Fleuret) âle Couperin de la chansonâ. Pour moi, il est davantage: un fils spirituel de Mozart, dĂ©guisĂ© en joueur d’orgue de barbarie. Sa petite musique de nuit n’a pas fini de nous chatouiller le tympan et le cĆur. »
- Hommage Ă Joseph Kosma, INA, 1969. (3’30 » Ă 5’45 »)
Illustration
- Détail d'une partition d'arrangement de la chanson Les feuilles mortes pour ensemble instrumental. CollÚge Jean Richepin, Pléneuf-Val-André (utilisation équitable )]]
- Les feuilles mortes, extrait de 44 secondes (utilisation équitable )]]. Compositeur: Joseph Kosma. Auteur: Jacques Prévert. InterprÚte: Yves Montand. Source: Le blog d'un grincheux grave
- 1963. Budapest, Hongrie. Le compositeur Joseph (JĂłzsef) Kozma dans un studio de Magyar RĂĄdiĂł, l'entreprise de radiodiffusion publique hongroise. Photo: Fortepan. Licence: Creative Commons Attribution 3.0 (via Wikimedia)
- Vidéo: La rencontre Renoir / Kosma. INA (via France Musique)