Cher Liu Shaoqi,1
Pour moi ton nom est associé à l’enfance et au merveilleux. Par la grâce de mon grand-père, tu étais notre jeune héros, rendu minuscule par le sort d’une méchante fée et qui se bâtait seul, soir après soir, contre l’adversité.
Nous étions couchés tous ensemble dans l’odeur des brassés de lys martagon2 que nous ramassions, chaque été, dans les sous-bois de cette vallée des Alpes françaises. Dans l’obscurité et le silence d’une pièce d’une autre époque, la voix de mon grand-père montait, calme et enveloppante, pour nous conter un nouvel épisode du feuilleton journalier de tes aventures dans la forêt, tour à tour nourricière ou menaçante.
La scène se passe au début des années 70. J’aimerais savoir quand, exactement, pour mieux comprendre pourquoi cet éminent communiste qu’était mon grand-père avait choisi ton nom pour bercer la nuit de ses petits enfants — et sans doute la sienne. Quand la vérité sur ce qui ce passait réellement en Chine a t-elle finalement réussi à percer en Europe et jusqu’à quel point mon grand-père la savait-elle à l’époque?
Ce qu’il savait déjà sans doute: pendant 15 ans tu étais, après Mao et Zhou Enlai, l’homme le plus puissant de la République populaire de Chine et, même, le président de cette République de 1959 à 19683; et tu avais finalement perdu la vie dans l’infamie pour avoir tenu tête à Mao. Ça, on le savait en France au début des années 70, mais sans doute moins les millions de morts du Grand Bond en avant4.
Cette monstrueuse erreur politique, tu eus finalement le courage de la dénoncer ouvertement en mars 1961, longtemps après Peng Dehuai5, toutefois, comme une conséquence du régime et non des intempéries. Il faudra attendre le livre du journaliste Yang Jisheng, paru en 2008 à Hong-Kong6, pour qu’on connaisse, en Chine et ailleurs, toute l’ampleur de cet échec tragique: 36 millions de Chinois morts de faim, entre 1958 et 1961, sous ta présidence donc. La nature et la culture mises à genoux, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui s’entre-dévorent, brisées par le système et l’entêtement d’un seul homme dans des circonstances que nous devrions prendre la peine de revisiter aujourd’hui.
L’URSS réprime le printemps de Prague en 1968 et Alexandre Soljenitsyne publie L’Archipel du Goulag en 1973, à Paris. Au début des années 70, mon grand-père ne pouvait plus ne pas se poser des questions et finir par comprendre que, non, ce n’était définitivement pas les lendemains qui chantent qu’il espérait. Il n’en parlait pas ouvertement mais je sais par toi, Liu Shaoqi, que tout cela l’habitait.
Le doute n’était pas vraiment majoritaire à l’époque. En 1974, et contrairement au Québec, le maoïsme avait déjà disparu comme force politique en France mais de nombreux voyageurs utopistes reviendraient conquis de Chine, gobant la version consacrée selon laquelle tu étais un révisionniste à éviter7. Aujourd’hui, et depuis 1980, la version officielle a un peu changé: tu as « travaillé assidûment pour la cause du Parti communiste chinois (PCC) et du peuple pendant toute sa vie, apportant une grande contribution à la révolution et à la construction du socialisme en Chine » et introduisant « beaucoup de politiques économiques pragmatiques ». On note encore que tu as été démis de tes fonctions en 1968, durant la Grande révolution culturelle, et que tu es mort en prison en 1969, dénoncé comme un traître et un agent de l’ennemi.
Mais, non, cinquante ans après, ce n’est toujours pas possible de tirer toutes les leçons de cette funeste expérimentation économique, écologique et humaine conduite à l’échelle du pays le plus peuplé de la planète8. En Chine, on enferme et on « rééduque » toujours mais en se basant sur les données personnelles et l’intelligence artificielle9 et, à Hong-Kong, une nouvelle génération se bat en ce moment pour son droit à dire son mot dans les choses publiques. Nos régimes et systèmes nous aliènent et nous tuent encore, nous sommes toujours incapables de sortir de la folie de nos dirigeants et le déni se porte à merveille.
Il n’y a plus de lys martagon dans les sous-bois et, moi, j’écris cette notule comme on allume un lampion dérisoire en l’honneur de ton souvenir et de celui de mon grand-père, qui vouliez croire tous deux en des avenirs meilleurs.
Domaine public
Tous les écrits de Liu Shaoqi feront partie du domaine public en 2020, incluant les textes de référence publiés sur la Marxist Internet Archive. Liu Shaoqi a notamment publié, en 1939, Comment être un bon communiste, un ouvrage qui devint l’un des documents essentiels du Parti communiste chinois. La toute première phrase de cet ouvrage mentionne:
« Pour vivre, l’homme doit lutter contre la nature et l’exploiter afin de produire des biens matériels. »
Mon grand-père partageait sans doute avec Liu Shaoqi son esprit de responsabilité. Qu’on mette à l’index et laisse mourir de façon si ignominieuse quelqu’un qui s’était dévoué à ce point à « la cause » et à son pays10 avait dû beaucoup le choquer. Il y avait une vague ressemblance entre les deux hommes et Liu Shaoqi, c’était un peu lui aussi.
Cependant, tout communiste convaincu qu’il était, mon grand-père n’aurait jamais pu commencer un livre avec cette phrase qui nie la dépendance et l’émerveillement envers la nature. Il avait trop parcouru la montagne pour ça.
En rendant son héros minuscule et entièrement dépendant de la forêt et du bon vouloir de fées, tour à tour bonnes ou mauvaises, j’aime à croire qu’il avait perçu autre chose ne fonctionnant décidément pas dans la marche du monde et du régime chinois. Ce qu’il explorait — par l’imagination, pour lui-même et ses petits enfants — c’était peut-être, ça: une autre conscience, un autre positionnement plus humble, plus connecté à la nature et au merveilleux.
Notes et liens complémentaires
- Liu Shaoqui. Wikipedia.
- Le lis martagon (Lilium martagon) est aussi nommé lis de Catherine.
- En 1945, Liu Shaoqi a été élu membre du Bureau politique du Comité central du PCC et secrétaire du Comité central. Lorsque la République populaire de Chine a été fondée en 1949, il a été élu vice-président du gouvernement central de 1956 à 1966 et a été le président de la République populaire de Chine du 27 avril 1959 au 31 octobre 1968. Si, Liu Shaoqi remplace Mao Zedong en 59 au poste de président de la République, c’est que la politique de Mao est alors remise en question. Cela participait d’une stratégie politique de retrait apparent puisque, jusqu’à sa mort, Mao conservera la présidence du PCC et de la Commission militaire centrale, véritables cœurs du pouvoir.
- On trouve toutes sortes de chiffres dans Wikipédia. Le chiffre, le plus bas est de 15 millions, mais le journaliste Yang Jisheng évalue le chiffre à 36 millions de mort. Après vingt années de recherche, l’historien Yu Xiguang fait de son côté une estimation de 55 millions de morts sur une population de 650 millions, soit jusqu’à 20% du total de la population dans les provinces les plus touchées. C’est le recensement de population de 1982 qui permit à des démographes russes, américains et européens de révéler hors de tout doute l’ampleur de la catastrophe.
- Peng Dehuai. Wikipedia.
- Yang Jisheng Stèles. La Grande Famine en Chine, 1958-1961 (2008) traduit en français en 2012.
- « Notre voyage en Chine nous a permis de voir que la critique de la ligne révisionniste de Liu Shaoqi, faite sur une large échelle et d’une manière si intense, constitue une éducation très profonde du Parti et du peuple chinois, en leur permettant de (mieux) comprendre la lutte entre les deux lignes. » Liu, Yuxi. Au pays de l’avenir radieux : voyages des Québécois en Chine populaire (1971-1975). Revue d’histoire de l’Amérique française, volume 71, number 3-4, winter–spring 2018, p. 133–156.
- Toutefois, les sources s’accumulent maintenant pour alimenter le travail historique, voir par exemple : Domenach, J. & Xiao-Planes, X. (2012). De nouvelles sources pour l’histoire politique de la « première Chine populaire » (1949-1976). Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 116(4), 121-135. doi:10.3917/vin.116.0121. Dans cet article, on trouve cette description de Liu Shaoqi: « effroyable travailleur, terriblement rigide en famille mais toujours amoureux de sa sixième compagne, Wang Guangmei. »
- Xinjiang, les camps chinois de rééducation livrent leurs lourds secrets, La Presse, 25 novembre 2019.
- Avant d’occuper ses différents postes au sein de la République populaire de Chine, Liu Shaoqi — qui avait adhéré au PCC à 23 ans — avait dirigé plusieurs grèves syndicales importantes dans les années 1920. Il avait participé à la « Longue Marche » (1934-1936), avec l’Armée rouge, mais avait été envoyé au milieu de la marche en Chine du Nord, alors gouvernée par le gouvernement du Kuomintang. Il avait aussi dirigé la résistance à l’invasion japonaise.
Illustration
- Auteur inconnu. Liu Shaoqi ("Portrait officiel du parti"). Marxist Internet Archive via Wikimedia Commons.
- Pendant la famine, un petit enfant meurt dans le caniveau, Chine (1946). George Silk (LIFE Magazine) via Wikimedia Commons.