Maurice Spector est nĂ© en 1898, probablement en Ukraine1, sous lâautocratie du tsar Nicolas II, issu de la dynastie des Romanov. Alors quâil est encore bĂ©bĂ©, sa famille quitte lâEmpire russe pour sâĂ©tablir au Canada.
Ătudiant en droit Ă la Queenâs University, il sâintĂ©resse aux mouvances politiques mondiales et Ă la montĂ©e du Parti ouvrier social-dĂ©mocrate de Russie. Câest en 1918 quâil dĂ©couvre le DĂ©cret sur la paix2 et dĂ©veloppe un intĂ©rĂȘt pour les Ă©crits de LĂ©on Trotski. Pendant ses Ă©tudes, il collabore Ă la revue The Varsity3 dans laquelle il sâassure de faire passer des messages mettant de lâavant lâimportance des forces ouvriĂšres.
Câest Ă la fin du mois de mai 1921, dans une vieille grange de Guelph, quâil participe Ă la fondation de ce qui sera le Parti Communiste du Canada, qui deviendra la section canadienne, officiellement reconnue par le Komintern, bien qu’il sâappelle temporairement Parti des travailleurs du Canada (Workers’ Party of Canada). Spector reprĂ©sente le Canada au CongrĂšs de la 3e Internationale communiste Ă Moscou en 1922. MalgrĂ© cette reconnaissance, le parti demeure plus ou moins illĂ©gal et ce nâest quâen 1924 quâil prend officiellement le nom de Parti Communiste du Canada4.
Moscou: de Staline Ă Trotsky
En 1926, il assiste au 6e congrĂšs de lâInternationale communiste Ă Moscou oĂč il siĂšge au comitĂ© exĂ©cutif. Câest Ă ce moment quâil prend connaissance de la critique de Trotsky envers le Parti Communiste. Spector quitte la Russie avec un document de Trotsky qui remet en cause le pouvoir du Komintern. Ătant de retour au Canada, Spector est convaincu quâune vision trop stalinienne du communisme met en danger la libertĂ©, la dĂ©mocratie directe et lâautoĂ©mancipation de la classe ouvriĂšre. Comme le Parti Communiste du Canada est plutĂŽt stalinien, il est expulsĂ© du parti alors quâil en est encore prĂ©sident. Il met donc sur pied ce qui deviendra le Parti Trotskiste du Canada.
MontrĂ©al: bisbille avec l’archevĂȘque
En mai 1930, Spector est de passage Ă MontrĂ©al. Une grande manifestation est prĂ©vue, mais le Chef de police de lâĂ©poque interdit tout rassemblement communiste. MalgrĂ© cette interdiction, un grand rassemblement a lieu au Monument National. Ce soir-lĂ , Spector est le seul Ă prendre la parole.
Ă la fin des annĂ©es 1930 et au dĂ©but des annĂ©es 1940, les communistes sont de plus en plus perçus comme une menace pour la sociĂ©tĂ© plutĂŽt croyante et obĂ©issante de lâĂ©poque. Au QuĂ©bec, le clergĂ© considĂšre le communisme comme Ă©tant une trĂšs grande menace. Dans son ouvrage intitulĂ© Lettre de S. Exc. Mgr Georges Gauthier sur le communisme (1938), ce dernier nâhĂ©site pas Ă avertir les lecteurs de cette menace:
« La propagande communiste est de telle nature, le but qu’elle poursuit est si nĂ©faste que nous serions sans excuse de ne pas prendre conscience du trĂšs grave danger qu’elle comporte. »
Il est difficile de savoir Ă combien de reprises Spector est venu Ă MontrĂ©al, mais il n’est pas fou de supposer quâĂ cette Ă©poque, il n’Ă©tait pas facile de se dire communiste au QuĂ©bec. Mgr Gauthier se rĂ©jouit Ă©galement de lâinterdiction de rassemblements communistes et des saisies de la « mauvaise littĂ©rature » qui vĂ©hiculent des idĂ©es socialistes, communistes ou trotskistes:
« Dieu soit bĂ©ni! Nous avons Ă©tĂ© bien lents Ă nous protĂ©ger, mais enfin les autoritĂ©s publiques de notre province et de notre ville ont eu le courage de prendre des mesures d’une pressante nĂ©cessitĂ©, et nous aurions mauvaise grĂące de cacher notre satisfaction. Je veux ajouter qu’il serait extrĂȘmement regrettable que des considĂ©rations trĂšs secondaires de personnes ou de parti nous amĂšnent Ă diminuer dans l’esprit de notre peuple l’importance du service qui nous est ainsi rendu. »
New York: FBI vs. ACLU
Vers la fin des annĂ©es 1930, Spector traverse dĂ©finitivement aux Ătats-Unis afin de travailler plus Ă©troitement avec le syndicaliste et communiste James P. Cannon. Ce dernier est lâun des membres fondateurs du Parti des Travailleurs Communistes et, tout comme Spector, il avait Ă©tĂ© influencĂ© par la critique de Trotsky qui Ă©mane lors du congrĂšs de lâInternationale communiste de 1926. Cannon avait Ă©galement Ă©tĂ© expulsĂ© du Parti Communiste des Ătats-Unis en 1928 avant de fonder la Ligue communiste d’AmĂ©rique cette mĂȘme annĂ©e.
Une fois installĂ© Ă New York, Spector frĂ©quente des groupes communistes amĂ©ricains. TrĂšs impliquĂ© dans la Ligue communiste d’AmĂ©rique, il signe de nombreux articles dans le journal du parti, The Militant (puis New Militant) ainsi que dans la revue The New International.
Ă partir du dĂ©but des annĂ©es 1940, le FBI commence Ă sâintĂ©resser de plus prĂšs aux diffĂ©rents partis communistes et leurs membres. En 1941, le FBI apprend que Maurice Spector est un immigrant illĂ©gal aux Ătats-Unis, et ce depuis plusieurs annĂ©es. Le FBI dĂ©cide alors de le renvoyer au Canada, mais â coup de thĂ©Ăątre! le Canada refuse de le reprendre et lui rĂ©voque sa citoyennetĂ©.
Comme Spector est nĂ© en Russie, il est menacĂ© dâĂȘtre expulsĂ© vers lâUnion soviĂ©tique. Câest alors quâintervient lâUnion amĂ©ricaine pour les libertĂ©s civiles5 qui rĂ©ussit Ă dĂ©montrer quâune telle dĂ©portation pourrait mettre sa vie en danger. Le Canada accepte donc de redonner sa citoyennetĂ© Ă Spector et il est autorisĂ© Ă rester Ă New York oĂč il travaillera comme Ă©diteur de la revue The Worker.
Un héritage social-démocrate
Câest Ă lâĂąge de 70 ans, dans un hĂŽpital de New York, que dĂ©cĂšde le camarade Maurice Spector. Il nâa malheureusement pas laissĂ© beaucoup dâĂ©crits entrant dans le domaine public cette annĂ©e, mais il aura eu une grande influence dans le portrait politique canadien6 et ses rĂ©alisations mĂ©ritaient dâĂȘtre soulignĂ©es.
Le parti quâil contribua Ă fonder et qu’il prĂ©sida fut trĂšs actif au QuĂ©bec, voyant Ă©voluer en ses rangs des personnalitĂ©s aussi importantes que Madeleine Parent, LĂ©a Roback et Norman BĂ©thune, qui contribuĂšrent Ă faire du QuĂ©bec un endroit un peu plus social-dĂ©mocrate.
Encore aujourdâhui, une trace lointaine du travail de Spector existe Ă travers le parti QuĂ©bec Solidaire dont lâun des mouvements fondateurs est le Parti Communiste du QuĂ©bec, branche provinciale dont Spector fut Ă©galement l’un des membres fondateurs et prĂ©sident. Alors, qui sait si nous ne verrons pas un jour Catherine Dorion porter en Chambre un chandail Ă lâeffigie de Maurice Spector? (âąáŽâą)
Domaine public
Au Canada, lâĆuvre de Maurice Spector appartiendra au domaine public Ă partir du 1er janvier 2019. Certains de ses articles publiĂ©s en anglais dans des revues et journaux ont Ă©tĂ© numĂ©risĂ©s et son accessibles sur la Marxist Internet Archive.
Sources et références
- Wikipédia (fr) : James P. Cannon, Komintern, Léon Trotsky, Union américaine pour les libertés civiles, Trotskisme
- Wikipedia (en) : American_Left, Executive Committee of the Communist International
Journaux
- « Les dĂ©lĂ©guĂ©s canadiens Ă la 3e Internationale », Le monde ouvrier,â 21 octobre 1922, p. 2 (lire en ligne)
- « Nouvelles ouvriĂšres », Le soleil,â 3 mars 1928, p. 17 (lire en ligne)
- « Presse Canadienne », La Tribune,â 20 novembre 1928, p. 10 (lire en ligne)
- « Chez les ouvriers », Le soleil,â 14 octobre 1930, p. 12 (lire en ligne)
- « Maurice Spector », The Montreal Gazette, 2 août 1968, p. 72 (lire en ligne)
Ouvrages numérisés par BibliothÚque et Archives nationales du Québec
- Lettre de S. Exc. Mgr Georges Gauthier sur le communisme
- La Vague communiste
- Que pensent les maĂźtres de l’U.R.S.S.?
- Russie et communisme
Notes et liens complémentaires
- Bryan D. Palmer. « Maurice Spector, James P. Cannon, and the Origins of Canadian Trotskyism ». Labour/Le Travail, No. 56, automne 2005 (lire en ligne, p.10).
- Le dĂ©cret sur la paix est le premier dĂ©cret du nouveau pouvoir bolchĂ©vique lors de la rĂ©volution d’Octobre. La suite sur WikipĂ©dia.
- Journal Ă©tudiant de l’UniversitĂ© de Toronto depuis 1880. Voir Le monde ouvrier du 21 octobre 1922 (BAnQ) et Gerald Tulchinsky, Canada’s Jews : A People.s Journey, University of Toronto Press, 2008.
- La Loi sur les mesures de guerre en vigueur au moment de sa crĂ©ation contraint le parti Ă se prĂ©senter comme le Workers’ Party of Canada en fĂ©vrier 1922 (…). Avec le retrait de la loi sur les mesures de guerre en 1924, le parti change officiellement son nom pour celui de Parti communiste du Canada. Source: Wikipedia.
- En anglais American Civil Liberties Union (ACLU). Wikipedia.
- Voir à ce sujet la notice nécrologique rédigée par Ross Dowson pour le Workers Vanguard du 26 août 1968.
Illustration
- Maurice Spector, 1932 [photographe: Charles Aylett] Archives of the Law Society of Ontario (source: Flickr).
- The Militant, 1er décembre 1928, Vol. 1, No. 2, New York, p.2.
- The New International, Vol. I No. 2, August 1934.
Excellent texte. IntĂ©ressant et Ă©clairant. J’avais croisĂ© Spector Ă plusieurs reprises lors de mes recherches, mais je ne le connaissais pas vraiment. Maintenant, j’en sais plus sur lui. Merci, LĂ«a-Kim.
Merci beaucoup Ăric.