John Redding va Ă la mer
Les gens du village disaient que John Redding Ă©tait un enfant Ă©trange. Sa mĂšre aussi pensait qu’il l’Ă©tait. Elle secouait tristement la tĂȘte en regardant le pĂšre de John: « Alf, c’est ben dommage que notre garçon ait le mauvais sort ».
Le pÚre écoutait ses complaintes avec indifférence, sinon avec impatience.
« Ah, ma femme, arrĂȘte de parler comme ça. Câest pas ça pantoute. Pis arrange-toi pas pour que Jawn aille croire quâil a câtte folie-lĂ en lui. »
« Tu penses que tâen sais plus que moĂ© lĂ -dâssus, mais chus pas si ignorante. Jâen sais un tas dâaffaires moĂ© aussi. Il y a bien des gens qui ont perdu la raison Ă cause du mauvais sort, ou quây ont trouvĂ© la mort Ă cause des sorciĂšres. »
« Ah, continue de parler si tu veux, ma femme, mais câest juste pas vrai. Tu peux ben croire tout ce que tâenvie, mais dis rien dâça Ă mon gars. »
Peut-ĂȘtre bien que John, qui avait dix ans, intriguait les gens ordinaires, ceux qui vivaient lĂ -bas dans les bois de la Floride, parce quâil Ă©tait un enfant imaginatif et friand de rĂȘveries. Le fleuve Saint-Jean coulait Ă trois cents pieds Ă peine de sa porte arriĂšre. Sur ses rives, Ă cet endroit, poussent de nombreux palmiers, des magnolias luxuriants et des lauriers avec un sous-bois dense de fougĂšres, des queues de chat et des cordiers. Le long du ruisseau flottent des millions de jacinthes dĂ©licatement colorĂ©es. Le petit garçon brun adorait se promener au bord de l’eau et jeter des brindilles sĂšches quâil regardait emportĂ©es par le courant en aval vers Jacksonville, la mer, le reste du monde; et John Redding voulait les suivre.
Parfois, dans ses rĂȘves, il Ă©tait un prince se promenant dans un magnifique carrosse. Souvent, il Ă©tait un chevalier sur un Ă©talon de feu galopant sur la surface blanche des routes qui menaient Ă des terres lointaines. Ă d’autres moments, il Ă©tait le capitaine dâun bateau Ă vapeur pilotant son embarcation sur le fleuve Saint-Jean jusqu’Ă l’endroit oĂč le ciel semblait toucher l’eau. Peu importe ce quâil rĂȘvait ou ce quâil se croyait ĂȘtre, il finissait toujours par s’Ă©loigner Ă l’horizon; parce que dans sa naĂŻvetĂ© enfantine, il pensait que c’Ă©tait la terre la plus Ă©loignĂ©e.
Mais ces brindilles, que John appelait ses navires, ne partaient pas toujours trĂšs loin. Parfois, ils Ă©taient emportĂ©es par les mauvaises herbes poussant dans les eaux peu profondes et qui les retenaient. Un jour, son pĂšre le surprit en train de gronder les mauvaises herbes qui avaient arrĂȘtĂ© ses navires et qui les avaient empĂȘchĂ©s de rejoindre la mer.
« LĂąchez donâ mes bateaux! MĂ©chantes mauvaises herbes, mâa vous dĂ©sherber! » criait John en tempĂȘtant impuissant. « Y veulent sâen aller. Laissez-lĂ© donâ faire! »
Alfred posa sa main sur la tĂȘte de son fils avec amour. « Qu’est-ce quây sâpasse, mon fils? »
« CĂ© mes bateaux, pa », rĂ©pondit l’enfant en pleurant. « jâles ai lancĂ©s pour aller loin de ces maudites mauvaises herbes mais a veulent pas les laisser aller ».
« Eh bien, eh bien, pleure pas pour ça. Jâpensais que tu avais grandi. Les hommes pleurent pas comme des bĂ©bĂ©s. Tu dois pas trop tâen faire avec tes histoires de bateaux. Tu dois tâattacher Ă dâautres genres de choses. Y a ben du monde qui partent de mĂȘme et si rien ne les rattrape, y passent Ă travers! »
Le visage brun d’Alfred Redding devint mĂ©lancolique pendant un moment, et l’enfant le remarqua, et demanda brusquement: « Est-ce que les mauvaises herbes emmĂȘlent aussi les gens, papa? »
« Ben non, mon enfant, prends pas trop au sĂ©rieux câque jâdis. Jâparle en paraboles des fois. Allez viens-tâen souper.
Alf a pris la main de son fils et tous deux se dirigĂšrent lentement vers la maison. BientĂŽt, John rompit le silence.
« Pa, quand jâvas devenir aussi grand que toi, jâvas mâen aller plus loin que ces navires. Jâvas mâen aller lĂ oĂč le ciel touche le sol. »
« Eh ben, mon fils, quand jâtais un garçon moi aussi jâai dit que jâmâen irais. JâespĂšre que tâauras plus de chance que moĂ©. »
« Pa, j’te jure que jâai vu quelque chose dans le boisĂ© que tâas jamais vu! »
« Câest quoi? »
« Râgarde le grand pin qui est lĂ , il ressemble Ă un crĂąne avec une couronne? »
« Oui, tâas raison! », dit le pĂšre, en regardant l’arbre en question. « Y ressemble ben Ă un crĂąne depuis que tu me lâas montrĂ©. Tu imagines ben de choses que personne d’autres avant toi nâa jamais vu mon fils! »
« Des fois, cet arbre me fait signe juste aprÚs le soleil qui se couche, pis ça me rend triste et ça me fait peur aussi. »
« Jâsuppose que tâas peur de la noirceur, câest tout mon gars. Quand tu vas grandir tu ne penseras plus à ça. »
Main dans la main, les deux traversĂšrent pĂ©niblement la terre labourĂ©e jusqu’Ă la maison, l’enfant rĂȘvant des jours oĂč il partirait errer dans des contrĂ©es lointaines, et son pĂšre des jours oĂč il aurait pu le faire â et ainsi ils entrĂšrent dans la cuisine.
Matty Redding, la mĂšre de John, mettait la table pour le souper. C’Ă©tait une petite femme raide qui avait probablement Ă©tĂ© belle quand elle Ă©tait jeune, avec de grands yeux, mais trop de larmes les avaient laissĂ©s larmoyants et fatiguĂ©s.
« Matty, » commença Alf en prenant place Ă la table, « tu sais ben que notre gars est diffĂ©rent des autres gamins autour dâicitte. Il veut aller Ă la mer quand il va ĂȘtre grand, et je pense que je vais le laisser y aller ».
La femme se dĂ©tourna du poĂȘle, le poĂȘlon Ă la main. « Alf, tu sârais pas devenu fou par hasard? John sâaide pas en voulant partir, mais câest parce quâil a le mauvais sort; alors que toĂ© tu devrais avoir honte de l’encourager. »
« J’tâai pas dĂ©jĂ rĂ©pĂ©tĂ© quarante fois de pas parler de ce genre de vie de misĂšre devant mon gars? »
« Eh bien, si y a pas de mauvais sort dans le monde, comment se fait-il que Mitch Potts a Ă©tĂ© couchĂ© sur le dos six mois de temps sans que le docteur puisse pas rien faire pour lui? RĂ©ponds donâ à ça. Le soir mĂȘme oĂč John est nĂ©, MĂ©mĂ© a vu la vieille sorciĂšre de Judy Davis tourner autour de son berceau. Tâsais qu’elle avait jurĂ© quâa me ferait payer si tu mâĂ©pousais Ă la place de sa fille Edna. Elle a mis dâla poussiĂšre de voyage sur mon enfant, câest ce quâelle a fait, pour le faire partir loin de moĂ©. Et dĂšs quâil a pu ramper, câest ce quâil a essayĂ© de faire, il a essayĂ© de sâen aller. »
« Matty, un homme nâa pas besoin de poussiĂšre de voyage pour avoir envie de prendre la route. Ăa vient naturellement aux hommes le besoin de voyager. Ils veulent tous partir Ă un moment ou Ă un autre, mais ils ne peuvent pas tous s’en aller. Jâveux que mon John parte et aille voir le monde parce que jâvoulais moĂ© aussi partir de mĂȘme. Quand il reviendra je pourrais voir ces lieux lointains Ă travers ses yeux. Y peut pas sâempĂȘcher de vouloir sâen aller parce que c’est un enfant dâhomme! »
Mme Redding soudainement se mis Ă verser quelques pleurs, l’homme et le garçon dĂźnĂšrent sans broncher. Douze ans de vie conjugale avaient appris Ă Alfred que loin d’ĂȘtre misĂ©rable quand elle pleurait, sa femme profitait de ces moments oĂč elle pouvait sâapitoyer un peu sur elle-mĂȘme.
Ainsi, John Redding est devenu un homme, jouant, Ă©tudiant et rĂȘvant. Il a frĂ©quentĂ© l’Ă©cole du village comme la plupart des jeunes, mais il est Ă©galement allĂ© au collĂšge Ă la ville, siĂšge du comtĂ©, oĂč aucun des villageois nâĂ©tait allĂ© avant lui. Son pĂšre partageait ses rĂȘves et ses ambitions, mais sa mĂšre ne pouvait pas comprendre pourquoi il souhaitait tant aller dans des endroits Ă©tranges oĂč ni elle ni son pĂšre n’avaient jamais Ă©tĂ©. Personne de leur communautĂ© n’avait jamais Ă©tĂ© plus loin que Jacksonville. Et, en fait, peu dâentre eux y Ă©taient mĂȘme dĂ©jĂ allĂ©. Leurs propres jardins, leur magasin gĂ©nĂ©ral et quelques voyages occasionnels au siĂšge du comtĂ©, Ă sept milles de lĂ , suffisaient Ă tous leurs besoins. Pour ces gens, la vie nâĂ©tait pas plus compliquĂ©e que cela.
John Ă©tait l’objet de nombreuses discussions parmi les paysans. Pourquoi ne venait-il pas enseigner Ă l’Ă©cole au lieu de penser Ă des pays lointains et Ă des Ă©trangers? Se croyait-il meilleur que tous ses camarades quâil ne tenait pas, semble-t-il, Ă frĂ©quenter? Il devait avoir quelque chose qui ne fonctionnait pas rond ainsi que le prĂ©tendait sa mĂšre, sinon d’oĂč lui viendraient ses idĂ©es bizarres? Eh bien, il a toujours Ă©tĂ© plutĂŽt bizarre, et on ne pouvait pas s’attendre Ă ce que l’homme soit diffĂ©rent de l’enfant. Jamais, ils ne manquaient dâarrĂȘter le travail Ă lâapproche dâAlfred pour se mettre prĂšs de la clĂŽture et sâinformer de la santĂ© de John et lui demander quand celui-ci comptait partir.
« Oh, rĂ©pondait Alfred. Probablement quand sa mĂšre se fera Ă lâidĂ©e. Câest un bon garçon, capable et dĂ©vouĂ©, mon John. Il ne veut vraiment pas lui faire de la peine. »
Le garçon avait tentĂ© Ă plusieurs reprises de convaincre sa mĂšre, mais il avait trouvĂ© la tĂąche difficile. Matty s’Ă©tait toujours rĂ©fugiĂ©e dans son apitoiement et ses larmes. Les dĂ©sirs de son fils lui Ă©taient incomprĂ©hensibles, c’Ă©tait tout. Elle ne voulait pas lui faire de mal. C’Ă©tait l’amour, l’amour dâune mĂšre, qui la faisait si dĂ©sespĂ©rĂ©ment s’accrocher Ă John.
« Dieu sait, soupirait-elle, que je nâai jamais Ă©tĂ© heureuse et que je nâai jamais espĂ©rĂ© lâĂȘtre. »
« Et dâaprĂšs tes actions, insistait pour dire Alfred, il semble bien que tu sois ben dĂ©terminĂ©e Ă ne pas l’ĂȘtre. »
« Câest ça, Alfred, continue de me rabaisser. Vous le faites tous. Ah, je sais que je suis une ignorante, mais c’est mon fils. Je lâai conçu et vu naĂźtre. Il nâarrĂȘte pas de vouloir sâen aller parce quây a de la poussiĂšre de voyage qui a Ă©tĂ© dĂ©posĂ©e sur lui. Mais peut-ĂȘtre quâon peut le soigner si on le dĂ©courage dâavoir cette idĂ©e. »
« Eh ben, moĂ© jâsuis dâaccord pour que mon son fils sâen aille: il veut partir. C’est un homme maintenant, Matty. Et nous devons laisser John tracer son chemin. Si ses voyages ne durent pas trop, ça ne sera pas si long. Il reviendra vers nous autres encore meilleur que lorsqu’en partant. Quâest-ce que tâen dis, mon fils? »
« Maman, commença lentement John, ça me fait mal de te voir si troublĂ©e par mon dĂ©part; mais jâsens que jâdois y aller. Je stagne ici. LâatmosphĂšre amorphe ici va Ă©touffer chaque graine d’ambition qui est en moĂ©. Laisse-moĂ© aller maman, s’il te plaĂźt. Qu’est-ce quâil y a ici pour moĂ©? MĂȘme que parfois je me sens comme un tas de saletĂ© retournĂ© par la charrue â juste lĂ oĂč elle tombe, figĂ©e lĂ oĂč elle se trouve â pas de pensĂ©e ou de mouvement, rien. Je veux faire quelque chose, pas simplement rester lĂ oĂč jâsuis nĂ©. »
« Non, John, c’est ben mieux pour toĂ© de rester icitte et de reprendre l’Ă©cole. Pourquoi tu te maries pas et tu t’installes pas? »
« Jâveux pas, mâman. Jâveux partir. »
« Eh bien, déclara Mme Redding, les lÚvres serrées, tu partiras pas avec mon consentement! »
« J’suis vraiment dĂ©solĂ©, maman, que tâacceptes pas ça. Mais jâvais partir quand mĂȘme. »
« John, John, mon bĂ©bĂ©! Tu veux pas tuer ta maman, n’est-ce pas? Viens, embrasse-moi, mon fils. »
Le garçon jeta ses bras autour de sa mĂšre et la serra contre lui pendant qu’elle sanglotait sur sa poitrine. Ă toutes ces supplications, cependant, il rĂ©pondit qu’il devait y aller.
« J’vais rester Ă la maison cette annĂ©e, maman, puis j’vais y aller pour un bout de temps, mais ça sera pas long. Je vais revenir et je vous rendrai tellement heureux, toi et papa. Es-tu d’accord avec ça, maman chĂ©rie? »
« Ah, je pense que rien ne me ferait plus plaisir. »
Les choses se passÚrent trÚs bien dans la maison des Redding pendant un certain temps. Dans la journée, John aidait son pÚre sur la ferme et il lisait beaucoup le soir.
Puis l’inattendu se produisit. John Ă©pousa Stella Kanty, la fille d’un voisin. La cour fut brĂšve mais ardente â du moins pour John. Il dansa avec Stella lors dâun tirage de bonbons, la reconduisit en marchant jusquâĂ chez elle et moins de trois semaines plus tard, il avait fait sa dĂ©claration. Mme Redding dĂ©clara quant Ă elle qu’elle nâavait jamais Ă©tĂ© aussi heureuse de sa vie. Elle se permit donc de pleurer un aprĂšs-midi en entier. Le changement de John Ă©tait peut-ĂȘtre dĂ» au fait que Stella Ă©tait vraiment trĂšs belle; il Ă©tait jeune et avait le sang chaud, et puis c’Ă©tait le printemps.
Le printemps en Floride n’est pas seulement une question de violettes pimpantes et d’Ă©clatement de bourgeons. C’est une dĂ©bauche de couleurs dans la nature â des feuilles vertes scintillantes, des fleurs roses, bleues, violettes et jaunes qui stupĂ©fient le visiteur du nord. Les kilomĂštres de jacinthes reposent comme un tapis ondulant Ă la surface de la riviĂšre et se sĂ©parent Ă contrecĆur lorsque les alligators s’y frayent lentement un chemin comme des rondins flottants. Les nuits sont des nuits blanches car la lune brille d’un Ă©clat Ă©blouissant ou, en l’absence de cette dĂ©esse, la douce obscuritĂ© rampe, chargĂ©e d’innombrables senteurs. Le parfum lourd des magnolias se mĂȘle Ă la douceur dĂ©licate du jasmin et des roses sauvages.
Si le temps et la promiscuité eurent raison de John, alors quoi? Ces forces ont vaincu des hommes plus ùgés.
Les ravissements des premiĂšres semaines passĂ©es, John commença Ă dĂ©ambuler jusqu’Ă la porte pour regarder avec mĂ©lancolie la route blanche et poussiĂ©reuse; ou pour se promener Ă nouveau dans la riviĂšre comme il l’avait fait pendant son enfance. Pour ne pas se confondre, il n’envoyait plus de brindilles, mais ses pensĂ©es, malgrĂ© lui, s’Ă©garaient vers Jacksonville, la mer, le reste du monde â et le pauvre John Redding, attachĂ© Ă la maison, voulait les suivre.
Il devint silencieux et pensif. Matty justifiait cela par son explication toujours prĂȘte du « mauvais sort ». Alfred ne dit rien mais fumait et brassait le foin dans la grange plus Ă©nergiquement que jamais. Stella accusait son mari d’indiffĂ©rence et lui rendait la vie misĂ©rable avec des larmes, des accusations et un air boudeur. Au bout dâun moment, John dĂ©cida de clarifier la situation et parla franchement avec sa femme.
« Stella, chĂ©rie, jâveux parcourir le monde une fois pour toute. Accepterais-tu de rester ici avec papa et maman en attendant que je revienne? »
« John, tâes complĂštement fou. Si tu ne veux pas dâmoĂ©, dis-le et je vais rentrer Ă la maison chez mes parents. »
« Stella, chĂ©rie, jâte veux, mais jâveux m’en aller aussi. Jâpeux avoir les deux si tu mâle permets. Nous serons tellement heureux Ă mon retour… »
« Non, John, tu peux pas me virer de bord comme ça. TâĂ©tais pas obligĂ© de mâĂ©pouser. Y en avait plein d’autres qui auraient Ă©tĂ© contents de mâavoir. Jâai pas besoin de tâĂ©duquer lĂ -dessus. »
« Nâen rajoute pas, jâsuis dĂ©jĂ bien conscient de ma faiblesse, Stella. Jâsais que j’aurais jamais dĂ» me marier avec mes penchants, mais c’est fait maintenant, inutile de parler de ce qui est passĂ©. Jât’aime et jâveux te garder, mais je ne peux pas Ă©touffer ce dĂ©sir de la route que jâai, des mers ondulantes, des peuples et des pays que j’ai jamais vus. Je souffre aussi, Stella, jâai payĂ© pour ma tĂ©mĂ©ritĂ© en me mariant avant d’ĂȘtre prĂȘt. J’essaye pas de me dĂ©rober Ă mon devoir â tu seras bien prise en charge en m’attendant. »
« John, les gens ont tous dit que tâĂ©tais bizarre et que je devais pas te marier, mais â ah, JĂ©sus! je t’aimais donâ jâai pas pu mâen empĂȘcher, et quand je pense que maintenant tu veux te dĂ©filer et me quitter! »
« Mais jâvais revenir, chĂ©rie… Ă©coute Stella. »
Mais la fille ne voulait rien entendre. Matty entra et Stella tomba dans ses bras en pleurant. La mÚre de John prit immédiatement les armes contre lui. Les deux femmes menÚrent une guerre si efficace au cours des jours suivants que Alfred fut finalement forcé de prendre le parti de son fils.
« Matty, laisse ce garçon tranquille, Ah, j’te dis! MĂȘme si câĂ©tait un gars de maison, il finirait par avoir envie sâenfuir grĂące Ă vos bons soins. »
« Eh bien, Alf, câest tout ce que nous, pauvres femmes, nous pouvons faire. Nous voulons nos maris et nos fils. John a une femme maintenant, et y’a pas dâaffaire Ă parler dâaller ici et lĂ . J’avais cru que le mariage avec Stella lâaurait calmĂ©. »
« Oui, c’est ce que vous apprenez Ă faire â ranger un homme. Et vous vous arrangez pour soutirer tout Ă©lan en lui. JĂ©sus! DĂšs quâun gars fait le moindre mouvement dâaller quelque part, y’a une femme qui va se mĂȘler de lui barrer la route: “Wo, arrĂȘte un peu, oĂč câest ce quâtu tâen vas comme ça? Nâoublie pas que tâes Ă moi!” »
« Mon Dieu! Alf! Quâest-ce que tu penses que Stella va faire? Laisser John partir et la laisser dâmĂȘme, hein? »
« Non, mais elle devrait arrĂȘter ses bĂȘtises et aller dans le mĂȘme sens que lui. Il va la prendre avec lui. »
« Stella nâa pas de raison de devenir folle parce que John lâest. Câest pas le genre de femme Ă se promener dâune place Ă lâautre comme des membres de gang. »
L’homme se dĂ©tourna brusquement de sa femme et se tint Ă la porte de la cuisine. Une brume bleue flottait au-dessus de la riviĂšre et l’attention d’Alfred semblait fixĂ©e sur celle-ci. En rĂ©alitĂ©, ses pensĂ©es Ă©taient tournĂ©es vers l’intĂ©rieur. Il pensait aux nombreuses occasions oĂč lui et son fils Ă©taient assis sur le tronc dâarbre tombĂ© au bord de l’eau et quâils parlaient des voyages imaginĂ©s par John. Il avait encouragĂ© son fils, lui donnant tous les avantages que lui permettaient les mauvaises conditions qui Ă©taient les siennes. Et maintenant, John Ă©tait prisonnier Ă la maison.
Le jeune homme tourna soudainement tournĂ© le coin de la maison et s’approcha de son pĂšre.
« Bonjour pa. »
« Bonjour mon fils. »
« OĂč sont maman et Stella? »
Le vieil homme pointa simplement son pouce vers l’intĂ©rieur de la maison en continuant une fois de plus Ă regarder pensivement la riviĂšre. John entra dans la cuisine et embrassa tendrement sa mĂšre.
« Bonnes nouvelles, mâman. »
« Quâest-ce quâil y a encore? »
« J’ai eu la chance de rejoindre la Marine, mâman, et de faire le tour du monde. N’est-ce pas incroyable? »
« John, t’es pas en train de me laisser la Stella, hein? »
« Oui, jâpense que câest ce que je vais faire. Jâsais ce que vous ressentez toutes les deux, mais je sais aussi ce que je ressens. Vous me prĂȘchez l’Ă©vangile du sacrifice de soi pour le bonheur des autres, mais vous n’ĂȘtes pas disposĂ©es Ă le pratiquer vous-mĂȘmes. Stella peut rester ici â je vais la soutenir et passer tout le temps que je peux avec elle. Je m’en vais, c’est rĂ©glĂ©, mais je ne veux pas y aller contre votre bonne volontĂ©. Je veux faire quelque chose digne d’un homme fort. Je n’ai rien fait jusqu’Ă prĂ©sent, mais je compte sur toi et papa pour tout. Permettez-moi d’apprendre Ă lutter et Ă rĂ©flĂ©chir â bref, Ă ĂȘtre un homme. »
« Non, John, jâte donnerai jamais mon consentement. Je connais ta tĂȘte dure, JĂ©sus! comme ton pĂšre; mais si tu quittes cette maison sans mon autorisation, je voudrai jamais plus que tu y reviennes. Et si jâsuis rendue sur une planche de cercueil, je veux pas que tu viennes prier dessus, jeune homme. Ne vient mĂȘme pas sur ma tombe, espĂšce de misĂ©rable ingrat! »
Mme Redding se leva et sortit de la piÚce. Pour une fois, elle était trop exaspérée pour pleurer. John resta sur ses pas, saisi et glacé par la déclaration de sa mÚre. Alfred, lui aussi, était ému. Mme Redding avait violemment claqué la porte de la chambre à coucher ce qui avait légÚrement surpris John. Alfred prit le bras de son fils en lui disant doucement: « Viens, mon fils, descendons à la riviÚre. »
Au bord de l’eau, ils s’arrĂȘtĂšrent un court instant avant de s’asseoir sur le tronc dâarbre. Le soleil se couchait dans un nuage violet. Des centaines de faucons filaient ici et lĂ , attrapant des moucherons et se faisant attraper par des engoulevents rapides comme l’Ă©clair. John cassa distraitement en deux la tige d’un jeune bambou Ă©lancĂ©. Sans prĂȘter attention Ă ce qu’il faisait, il le coupa en petits morceaux quâil jeta l’un aprĂšs lâautre dans le ruisseau. Le vieil homme le regarda silencieusement pendant un moment, puis finalement, il dit: « Oh, oui, mon garçon, certains navires s’emmĂȘlent dans les mauvaises herbes. »
« Oui, pa, ils le font certainement. Jâsuppose que je suis battu â autant me rendre. »
« On ne renonce pas avant de mourir. On ne sait jamais ce qui peut se passer. »
« Quâest-ce qui peut bien arriver? J’ai assez de courage pour faire bouger les choses; mais quâest-ce que je peux faire contre maman! Quel homme voudrait entreprendre un long voyage avec les malĂ©dictions de sa mĂšre dans les oreilles? Elle ne comprend pas. J’attendrai encore une annĂ©e, mais je vais y aller un moment donnĂ© parce que je dois le faire. »
Alfred jeta un bras autour du cou de son fils pour le rapprocher de lui puis le retira vivement. Les deux hommes se sĂ©parĂšrent instantanĂ©ment, honteux d’avoir Ă©tĂ© si dĂ©monstratifs. Le pĂšre se tourna vers le boisĂ© et demanda avec un sourire Ă©vocateur: « Fils, te souviens-tu de mâavoir montrĂ© lâarbre qui ressemblait Ă une tĂȘte de squelette? »
« Oui je mâen rappelle. Il est toujours lĂ . Je le regarde parfois lorsque les choses deviennent trop douloureuses pour moĂ© Ă la maison; je cours ici pour me calmer et rĂ©flĂ©chir. Et chaque fois que je le regarde, papa, il se moque de moi comme s’il avait une plaisanterie sinistre dans sa manche. »
« Tâas toujours imaginĂ© des choses, John; des choses que personne d’autres n’a jamais pensĂ©es! »
« Tu sais, papa, parfois â je pense que mon dĂ©sir de m’Ă©chapper me fait sentir comme ça… Je sens que je suis juste de la terre, un sol sans dĂ©fense qui peut pas se dĂ©placer, mais qui est en train de penser. Il me semble que jâentends des troupeaux de grosses bĂȘtes comme des chevaux et des vaches me marteler de leurs sabots et des pluies s’abattre; avec des vents soufflant furieusement â tout ça en action au-dessus de moĂ©, tandis que moĂ©, enfin, qui est juste le sol, qui ressent tout ça mais qui est en mĂȘme temps incapable dây participer… Pis un vent doux comme l’amour passe et me rĂ©chauffe, et une pluie d’Ă©tĂ© tombe qui me comprend et m’adoucit, et je pousse un brin d’herbe ou une fleur, ou peut-ĂȘtre un pin â c’est la pensĂ©e du sol. Les plantes sont des pensĂ©es du sol, parce que le sol ne peut pas bouger par lui-mĂȘme. Chaque fois que je vois de petits tourbillons de poussiĂšre sur la route, je m’Ă©carte toujours â je ne veux pas les arrĂȘter car ils sont sur leur chemin lumineux â en mouvement! Oh, oui, je suis un rĂȘveur… J’ai des rĂȘves si merveilleusement complets, papa. Ils ne se rĂ©alisent jamais. Mais mĂȘme si mes rĂȘves s’Ă©vanouissent, j’en ai d’autres. »
« Oui, mon fils, jâai exactement les mĂȘmes sentiments, mais je ne trouve pas les mots comme toĂ©. Il me semble que nous voyons avec les mĂȘmes yeux, que nous entendons avec les mĂȘmes oreilles et que nous ressentons pareillement les choses de l’intĂ©rieur. La seule chose câest que tu peux en parler et que je ne peux pas. Mais de toute façon, tu parles pour moĂ©, alors quelle est la diffĂ©rence? »
Les hommes se levĂšrent sans en dire davantage. Peut-ĂȘtre craignaient-ils de faire confiance Ă la parole pour dire les choses. Alors qu’ils marchaient tranquillement vers la maison, Alfred remarqua la fraĂźcheur de la brise.
« Il est grand temps que les pluies se dĂ©clenchent, ajouta son fils. L’annĂ©e se fait longue. »
AprĂšs un souper sombre, John se promena dans la grande cour avant et s’assit sous un arbre aux baies de Chine. La brise Ă©tait devenue un peu plus forte depuis le coucher du soleil et filait Ă partir du sud-est. Matty et Stella s’assirent au fond du porche avant, mais Alfred rejoignit John sous l’arbre. La famille Ă©tait divisĂ©e en deux camps armĂ©s et les hostilitĂ©s avaient atteint un stade oĂč aucun quartier ne pouvait ĂȘtre demandĂ© ou donnĂ©.
Vers neuf heures, une automobile descendit sur la route blanche et poussiĂ©reuse et s’arrĂȘta devant le portail. Un homme blanc claqua la porte et se prĂ©cipita vers la maison, mais il s’arrĂȘta brusquement devant les hommes sous lâarbre aux baies de Chine. C’Ă©tait M. Hill, celui qui construisait le nouveau pont qui devait enjamber la riviĂšre.
« Ăa va John, ça va Alf? Je suis trĂšs content de vous avoir trouvĂ©s. Je suis dans le pĂ©trin. »
« Eh bien, Mâsieur Hill, rĂ©pondit Alfred lentement mais affablement. Nous sommes heureux que vous nous ayez trouvĂ©s. Quel problĂšme pourriez-vous avoir maintenant? »
« Câest le pont. Le bureau de la mĂ©tĂ©o dit que les pluies arriveront dâici quarante-huit heures. Si elles sâabattent sur le pont tel qu’il est actuellement, jâcrains que tout mon travail des cinq derniers mois ne soit balayĂ©, sans parler d’un quart de million de dollars de travail et de matĂ©riel. J’ai tous mes hommes au travail maintenant et jâpensais avoir besoin de mains supplĂ©mentaires qui pourraient aider ce soir et demain. Nous pouvons faire en sorte quâil puisse rĂ©sister au mauvais temps dâici lĂ , si jâpeux trouver encore une vingtaine de travailleurs de plus. »
« Je vais y aller, mâsieur Hill, dĂ©clara John avec Ă©nergie. Je veux pas voir papa sur ce pont â trop dangereux. »
« C’est bon pour toi, John! cria l’homme blanc. Maintenant, si j’avais encore quelques hommes avec ta force et ta tĂȘte, je pourrais construire un pont entiĂšrement nouveau en quarante-huit heures. Embarque dans la voiture. J’emmĂšne les hommes au fur et Ă mesure que j’les trouve. »
« Attendez une minute. J’dois mettre mon jean. Ăa sera pas long. »
John se leva et se dirigea vers la maison. Il savait que sa mĂšre et sa femme avaient tout entendu, mais il s’arrĂȘta un instant pour leur parler.
« Maman, j’vais travailler toute la nuit sur le pont. »
Il n’y eut pas de rĂ©ponse. Il se tourna vers sa femme.
« Stella, reste pas toute seule. Je serai Ă la maison Ă l’aube. »
Sa femme Ă©tait aussi silencieuse que sa mĂšre. John resta un moment sur les marches, puis, dâun pas dĂ©cidĂ©, dĂ©passa les femmes et pĂ©nĂ©tra dans la maison. Quelques minutes plus tard, il ressortit vĂȘtu de sa salopette bleue et de ses jambiĂšres. Cette fois, il ne dit rien aux silhouettes silencieuses qui se balançaient d’avant en arriĂšre sur le porche. Mais Ă quelques pas des marches, il se ravisa: « Au revoir, maman; au revoir, Stella », et se prĂ©cipita sur la promenade jusqu’Ă l’endroit oĂč son pĂšre Ă©tait assis.
« Ă plus tard, papa. Jâserai de retour vers sept heures. »
Alfred se réveilla et se leva. Plaçant les deux mains sur les larges épaules de son fils, il dit doucement: « Fais attention à toi mon fils, ne tombe pas ou je ne sais trop quoi encore. »
« Tout ira bien papa. Et vous, ne vous lancez pas dans une querelle sur mon compte. »
John se prĂ©cipita vers la voiture qui l’attendait et fut emportĂ©.
Alfred resta longtemps assis sous l’arbre oĂč son fils l’avait laissĂ© et continua Ă fumer. Les femmes rentrĂšrent rapidement Ă l’intĂ©rieur. Dans la brise nocturne, de nombreuses senteurs Ă©mergeaient: du jasmin, des roses, de la terre humide de la riviĂšre, de la pinĂšde voisine. Un engoulevent bois-pourri lança son cri plaintif de l’arbuste voisin. Un hibou gĂ©ant hulula et jaillit du boisĂ©. Le veau enfermĂ© dans la grange bĂȘlait et sa mĂšre lui rĂ©pondit par un sympathique « meuh » depuis l’enclos. Loin sur le lac Howell Creek, les basses des alligators explosaient et puis sâĂ©teignaient, explosaient et puis sâĂ©teignaient encore.
Vers dix heures, la brise se rafraĂźchit, se raidissant jusquâĂ minuit quand elle devint un vĂ©ritable coup de vent. Alfred ferma les portes et verrouilla les volets en bois aux fenĂȘtres. Les trois personnes sâassirent autour d’une table ronde dans la cuisine au-dessus de laquelle se tenait une lampe au kĂ©rosĂšne encombrante, vacillante et qui crachotait quand le vent passait par les nombreuses fissures des murs. Le vent dĂ©valait le long de la cheminĂ©e en soufflant des bouffĂ©es de cendres dans la piĂšce. Il cognait les ustensiles de cuisine sur les murs. La gourde dâeau potable suspendue Ă l’extĂ©rieur, sur la porte, avait lâair dâun tatou Ă©trange, creux et surnaturel, contre la mince paroi de bois.
L’homme et les femmes Ă©taient assis en silence. MĂȘme s’il n’y avait pas eu de tempĂȘte, ils n’auraient pas parlĂ©. Ils ne pouvaient pas se coucher car les femmes avaient peur de se retirer pendant une tempĂȘte et l’homme souhaitait rester Ă©veillĂ© et rĂ©flĂ©chir au sujet de son fils. Ils restaient assis lĂ â les femmes brĂ»lantes de ressentiment envers l’homme et terrifiĂ©es par la tempĂȘte; l’homme Ă peine conscient de la tempĂȘte mais le cĆur rongĂ© de pitiĂ© pour son garçon. Le temps s’Ă©puisait.
Un nouvel Ă©lĂ©ment de terreur sâajouta. Un hibou hurlant descendit du toit et poussa un triste cri. Peut-ĂȘtre avait-il Ă©tĂ© Ă©jectĂ© de son nid par le vent. Matty sursauta au son, puis retomba sur sa chaise, pĂąle et tremblante:
« Mon Dieu! haleta-t-elle, c’est un signe de mort. »
Stella enfonça prĂ©cipitamment sa main dans le pot de sel et en jeta une poignĂ©e dans la cheminĂ©e de la lampe. La couleur de la flamme passa du jaune au bleu-vert, mais cette brĂ»lure de sel n’eut pas l’effet souhaitĂ© â chasser l’oiseau du toit. Matty Ă©chappa son tablier de calicot bleu et le retourna du mauvais cĂŽtĂ© avant de le replacer. MĂȘme Alfred mis une chaussette Ă lâenvers.
« Alf, dit Matty, quâest-ce que tu penses qui va se passer? »
« Comment veux-tu que je le sache, Matty? »
« Ah j’aurais aimĂ© que John ne soit pas parti cette nuit. »
« Humh. »
Ă l’extĂ©rieur, la tempĂȘte faisait rage. Les palmiers tremblaient sĂšchement et les pins gĂ©ants gĂ©missaient et soupiraient sous l’emprise du vent. Des feuilles volantes et des pommes de pin remplissaient l’air. De temps en temps, un Ă©clair brillant rĂ©vĂ©lait un oiseau soufflĂ© ici et lĂ avec le vent. Le prodigieux rugissement du tonnerre semblait secouer la terre. Des nuages âânoirs pendaient si bas que la cime des pins se dĂ©plaçait lentement sous le vent et rendait l’obscuritĂ© horrible. La chouette hurlante continuait de lancer son cri tremblant.
AprĂšs trois heures, le vent cessa et la pluie commença. D’Ă©normes gouttes tombaient sur le toit des bardeaux comme une chevrotine et coulaient de l’avant-toit en torrents. Elles entraient dans la maison par les fissures des murs et sous les portes. C’Ă©tait un dĂ©luge de volume et de force mais qui se calma avant le matin.
Le soleil se leva avec éclat sur les ravages du vent et de la pluie, ramenant des millions de créatures à plumes. Partout, le sable blanc était marqué de minuscules tasses creusées par la force des gouttes de pluie qui étaient tombées. Les rebords des petites dépressions se crispaient bruyamment sous le pied.
Au lever du jour, M. Redding partit pour le pont. Il Ă©tait inquiet. Ă son arrivĂ©e, il constata que la riviĂšre avait augmentĂ© de douze pieds pendant la tempĂȘte ââet quâelle montait toujours. La lente riviĂšre Saint-Jean Ă©tait gonflĂ©e bien au-delĂ de ses rives et se prĂ©cipitait vers la mer comme un ruisseau de montagne, emportant des maisons, de grands blocs de terre, du bĂ©tail, des arbres, bref tout ce qui Ă©tait Ă sa portĂ©e. MĂȘme la charpente mĂ©tallique du nouveau pont avait disparu!
La sirĂšne de l’usine textile fut tirĂ©e pendant une demi-heure, annonçant la catastrophe Ă la campagne environnante. Quand Alfred arriva, il y trouva presque tous les hommes du coin.
La riviĂšre, rouge et gonflĂ©e, Ă©tait pleine de dĂ©bris flottants. D’Ă©normes arbres Ă©taient balayĂ©s sans relĂąche ainsi que des poulaillers et des rails de clĂŽture. Quelques piles d’acier, câĂ©tait tout ce qui restait du pont.
Alfred alla voir un groupe d’hommes qui repĂȘchaient des membres du groupe des malheureux travailleurs de la construction. Beaucoup purent nager jusquâĂ terre sans aide. Les wagons reculĂšrent et furent prĂ©cipitamment tirĂ©s vers lâarriĂšre, chargĂ©s d’hommes trempĂ©s et frissonnants. Deux hommes furent tuĂ©s sur le coup, d’autres griĂšvement blessĂ©s. Trois hommes furent noyĂ©s. Enfin, tout avait Ă©tĂ© comptabilisĂ©, sauf John Redding. Son pĂšre courut ici et lĂ , interrogeant les gens et l’appelant. Personne ne savait oĂč il Ă©tait. Personne ne se souvenait de l’avoir vu depuis le lever du jour.
Des dizaines de femmes Ă©taient arrivĂ©es sur les lieux de la catastrophe, Ă ce moment-lĂ . Matty et Stella, enveloppĂ©es de chĂąles de laine, Ă©taient parmi elles. Elles se prĂ©cipitĂšrent vers Alfred, alarmĂ©es, en demandant oĂč Ă©tait John.
« Je sais pas, rĂ©pondit Alfred avec impatience, c’est câque jâessaie de savoir, maintenant. »
« Pensez-vous qu’il s’est enfui? », demanda Stella sans rĂ©flĂ©chir.
Matty se hérissa instantanément.
« Non, rĂ©pondit-elle sĂ©vĂšrement, ce n’est pas un sournois. »
Le pĂšre se tourna vers Fred Mimms, l’un des survivants, et lui demanda oĂč Ă©tait John et comment le pont avait Ă©tĂ© dĂ©truit.
« Voyez-vous, dit Mimms, lorsque ce vent terrible est arrivĂ©, nous Ă©tions au beau milieu de la riviĂšre. Certains d’entre nous Ă©taient sur le pont, dâautres sur le derrick. Le vent soufflait tellement fort que nous pouvions Ă peine nous tenir debout et Mâsieur Hill nous a dit de nous asseoir pour Ă©viter un malheur. Il craignait que certains dâentre nous passent par-dessus bord. Tout d’un coup, les lumiĂšres se sont Ă©teintes â jâpense que les fils ont lĂąchĂ©. Nous avions tous peur que le mouvement nous fasse glisser par-dessus bord. Puis la pluie a commencĂ© â jâavais pas vu une averse pareille depuis le dĂ©luge. Nous nous sommes assis et quelqu’un a commencĂ© Ă prier. Seigneur nous avons tellement priĂ© pour ĂȘtre Ă©pargnĂ©! Puis, quelqu’un a entamĂ© une chanson et nous avons chantĂ©, vous m’entendez? nous avons chantĂ© du fond du cĆur jusqu’au lever du jour. Quand la premiĂšre lueur est apparue, nous ne pouvions presque rien voir, y’avait du brouillard partout. Vous ne pouviez pas dire ce qui Ă©tait lâeau et ce qui Ă©tait la terre. Mais quand le soleil sâest levĂ©, le brouillard a commencĂ© Ă se dissiper et nous avons pu voir l’eau. Ce brouillard Ă©tait si Ă©pais et si lourd quâil couvrait la riviĂšre comme un drap venteux. Et quand il s’est levĂ©, nous avons vu que le niveau de la riviĂšre avait montĂ© pendant la pluie. Mon Dieu, Alf! il Ă©tait trĂšs haut â si haut qu’y avait presque atteint la portĂ©e du pont â câĂ©tait rouge comme du sang! Y avait tellement dâargile qui venait des terres oĂč elle avait dĂ©bordĂ©. Avec le courant et rapide comme un train, on a vu trois grands pins arriver. Le premier n’Ă©tait pas Ă 40 mĂštres de nous et y’avait rien dâautre Ă faire que de prier. Le premier nous a frappĂ©s, il a fait vacillĂ© les travaux au grand complet et, avant de mĂȘme quâon arrĂȘte dâĂȘtre secouĂ©s, les deux autres nous ont frappĂ©s et nous sommes tombĂ©s en bas. Ah, je pensais ne plus jamais revoir la maison. »
« Mais, Mimms, oĂč est John? »
« Ah, jâl’ai pas vu, Alf, depuis que les troncs nous ont rentrĂ©s dedans. Peut-ĂȘtre quâil a nagĂ© Ă terre, peut-ĂȘtre quâon est venu le chercher. Par quel moyen sortir de l’eau quand on est dans l’eau? »
Alfred couvrit ses yeux de sa main brune noueuse pour voir au loin et regarda dans le ruisseau. Il y avait effectivement un homme flottant sur un morceau de bois. Il Ă©tait couchĂ© sur le dos. Ses bras Ă©taient tendus et l’eau coulait sur ses bottes, mais ses pieds Ă©taient soulevĂ©s hors de l’eau chaque fois que le bois Ă©tait remontĂ© par le ruisseau. Sa salopette bleue Ă©tait presque arrachĂ©e de son corps. Une lourde piĂšce d’acier ou de bois l’avait frappĂ© en tombant car son cĂŽtĂ© gauche Ă©tait ouvert par la poussĂ©e. Un grand trou dentelĂ© dans lequel les deux poings d’un homme pouvaient entrer et qui Ă©tait clairement visible depuis le rivage. L’homme Ă©tait John Redding.
Tout le monde sembla le voir en mĂȘme temps. Stella tomba sur la terre humide en sâĂ©vanouissant. Matty s’accrochait au bras de son mari, pleurant de façon hystĂ©rique. Alfred se tenait trĂšs droit avec sa femme accrochĂ©e et en larmes, mais il ne dit rien. Une larme pendit un instant sur ses cils puis coula lentement sur sa joue brune plissĂ©e.
« Alf! Alf!, cria Matty, câest notre fils. Jâle savais quand jâai entendu la chouette la nuit passĂ©e… »
« Je le vois, Matty », lui répondit doucement son mari.
« Pourquoi est-ce que tu te tiens debout comme ça? Va chercher mon gars. »
Les hommes préparaient un bateau pour quérir les restes de John Redding quand Alfred prit la parole.
« Mon pauvâ gars, ses rĂȘves ne se rĂ©aliseront jamais. »
« Alf, se plaignit Matty, pourquoi tu te dĂ©pĂȘches pas pour aller chercher mon gars â tu vois donâ pas quâil flotte, lĂ ?â »
Son mari ne lui prĂȘta pas attention mais s’adressa Ă l’Ă©quipe de secours.
« Vous arrĂȘtez tout! Laissez aller mon garçon. Ne lâarrĂȘtez pas. Ne le ramenez pas avec cet arbre. Laissez-le aller. Il veut partir. Je suis content parce que ce matin mon gars sâen va vers la mer, il sâen va vers la mer. »
Sur le bord de la riviĂšre, sautillant de haut en bas comme pour dire au revoir, pilotant sa petite embarcation sur lâĂ©tincelante route fluviale, John Redding s’envola vers Jacksonville, la mer, le monde entier â enfin.
Illustration
- Photos de Zora Neale Hurston: domaine public (via Wikimedia Commons).
- Peinture: Winslow Homer. The Gulf Stream. Metropolitan Museum of Art, NYC (via Wikimedia Commons)