« Il nây a plus rien dâinnocent. Les petites joies de lâexistence, qui semblent dispensĂ©es des responsabilitĂ©s de la rĂ©flexion, ne comportent pas seulement un Ă©lĂ©ment de sottise tĂȘtue, dâaveuglement volontaire et Ă©goĂŻste, en fait elles se mettent directement au service de ce qui est le plus totalement en contradiction avec elles. MĂȘme lâarbre en fleur ment, dĂšs lâinstant oĂč on le regarde fleurir en oubliant lâombre du mal. « Que câest joli! », mĂȘme cette exclamation innocente revient Ă justifier les infamies de lâexistence, qui est tout autre que belle; et il nây a plus maintenant de beautĂ© et de consolation que dans le regard qui se tourne vers lâhorrible, sây confronte et maintient, avec une conscience entiĂšre de la nĂ©gativitĂ©, la possibilitĂ© dâun monde meilleur. La mĂ©fiance sâimpose Ă lâĂ©gard de la spontanĂ©itĂ©, de toute lĂ©gĂšretĂ© et de tout relĂąchement, car ce sont autant de façon de reculer devant la puissance Ă©crasante de ce qui existe.1 »
Le 11 septembre 1903 Ă Francfort, dans une « famille de la bourgeoisie commerçante aisĂ©e2 », naĂźt Theodor Ludwig Wiesengrund Adorno. TrĂšs tĂŽt, il se passionne pour la musique, grĂące Ă sa mĂšre Maria et Ă sa tante Agathe, toutes deux musiciennes. Son enfance durant, Adorno a le privilĂšge dâassister Ă des concerts, entre autres de Stravinski, de Bartok, de Schoenberg⊠et de recevoir des cours privĂ©s de grands compositeurs. Ă douze ans, il interprĂšte Beethoven au piano, un instrument que sa parentĂ© dâabord lui a montrĂ© Ă jouer.
Si, plus tard, Adorno est « tentĂ© de penser que seuls […] les riches peuvent sâoffrir un mariage dont ils nâaient pas Ă rougir3 », quoiquâil en soit, nous pouvons du moins dire que les Wiesengrund-Adorno peuvent se lier Ă la classe intellectuelle et ainsi offrir Ă leur fils des amitiĂ©s dĂ©cisives: Ă travers un ami de ses parents, Adorno adolescent rencontre Siegfried Kracauer, de quatorze ans son aĂźnĂ©, avec lequel il lit pendant des annĂ©es la Critique de la raison pure et dĂ©veloppe un vif intĂ©rĂȘt pour la philosophie.
Ă la recherche d’une morale minimale aprĂšs Auschwitz
En 1921, il entame des Ă©tudes de philosophie, de psychologie, de sociologie, dâhistoire de lâart et de musicologie Ă lâUniversitĂ© de Francfort, oĂč son chemin croise celui de Walter Benjamin comme de Max Horkheimer. Au bout de trois ans, une thĂšse sur Husserl lui vaut son doctorat, aprĂšs lâobtention duquel il part Ă©tudier avec Alban Berg Ă Vienne. LĂ , quand il ne passe pas son temps Ă composer, il fait, par exemple, la connaissance de Karl Kraus et de Georg LukĂĄcs, un hĂ©ros de sa jeunesse.
De retour Ă Francfort Ă la suite dâun voyage en Italie fasciste, Adorno continue de composer et prĂ©pare pour son habilitation universitaire une thĂšse sur Freud bientĂŽt refusĂ©e4, avant dâen entreprendre une autre, sur Kierkegaard, qui est acceptĂ©e en 1930. La philosophie et la sociologie prennent dĂšs lors plus de place que la composition pour Adorno, qui devient en 1931 professeur Ă lâUniversitĂ© de Francfort. Seulement deux ans plus tard, les Nazis lui interdisent dâenseigner â il est dâorigine juive. NĂ©anmoins, Adorno demande Ă ĂȘtre membre de la Chambre de la littĂ©rature du Reich, en vain. DĂšs 1934, le philosophe quitte lâAllemagne et rejoint lâAngleterre. En 1937, il Ă©pouse la chimiste Margarete âGretelâ Karplus, qui lui est dâune aide constante, puis, lâan dâaprĂšs, Adorno se rend aux Ătats-Unis.
Câest seulement Ă ce moment-lĂ quâil adhĂšre officiellement Ă lâInstitut fĂŒr Sozialforschung, dirigĂ© par Horkheimer depuis 1930 et installĂ© Ă New York en 1934, alors que sa collaboration avec ce berceau de la thĂ©orie critique date de 1931. Au travers de la DeuxiĂšme Guerre mondiale, il sâoccupe de la direction, avec Paul Lazarsfeld, du Radio Research Project de l’UniversitĂ© Princeton5 et il effectue diverses Ă©tudes, notamment Ă propos de lâantisĂ©mitisme, du prĂ©jugĂ©, de la psychanalyse et, bien sĂ»r, de la musique. En 1947 paraĂźt La Dialectique de la raison, texte rĂ©digĂ© par Adorno avec Horkheimer, dâabord intitulĂ© Fragments philosophiques pour une parution mimĂ©ographique de 1944. Un an aprĂšs son retour Ă Francfort, en 1951, Adorno publie Minima Moralia. JusquâĂ sa mort, il enseigne, Ă©crit et, sâil intervient dans une situation donnĂ©e, câest par publication ou par message radiophonique. Adorno cherche inlassablement Ă penser l’art, la vie bonne, le rapport entre thĂ©orie et praxis dans un monde capitaliste et, par consĂ©quent, fasciste.
Lutte des [tableaux de] classes
En 1966, Adorno termine sa Dialectique négative, dans laquelle il écrit, trop tÎt, à tord6 :
« La philosophie qui parut jadis dĂ©passĂ©e, se maintient en vie parce que le moment de sa rĂ©alisation fut manquĂ©. Le jugement sommaire selon lequel elle n’aurait fait qu’interprĂȘter le monde et que par rĂ©signation devant la rĂ©alitĂ©, elle se serait aussi atrophiĂ©e en elle-mĂȘme, se transforme en dĂ©faitisme de la raison aprĂšs que la transformation du monde eut Ă©chouĂ©7 »
Or, dans les annĂ©es 1960, plusieurs continuent Ă lutter et d’autres commencent Ă se soulever, alors qu’Adorno se montre incapable de sâopposer clairement Ă la Guerre du ViĂȘt Nam8. Sous prĂ©texte quâune barricade ne vaut rien si lâennemi est armĂ© de bombes, il dĂ©nonce les actions anti-impĂ©rialistes des Ă©tudiant.e.s quâil cĂŽtoie et compare9 aux Jeunesses hitlĂ©riennes. En 196910, pendant une sĂ©ance de son cours, des Ă©tudiant.e.s exigent son auto-critique; un Ă©tudiant Ă©crit au tableau de classe: « Celui qui laisse seul cher Adorno rĂ©gner soutiendra le capitalisme toute sa vie.11 » Lâoccupation de lâUniversitĂ© de Francfort par des Ă©tudiant.e.s mĂšne Adorno Ă appeler la police qui, selon le professeur, « [traite celleux-lĂ ] avec plus dâindulgence quâ[iels] ne [l]âont traitĂ©.12 ».
Quelques mois plus tard, Adorno meurt dâune crise cardiaque. Sa ThĂ©orie esthĂ©tique reçoit une Ă©dition posthume, grĂące au travail acharnĂ© de son Ă©pouse, Gretel Adorno, et de Rolf Tiedemann, un ancien Ă©tudiant du philosophe.
Domaine public
Des vingt-deux volumes qui composent lâĆuvre dâAdorno, la moitiĂ© comprennent des Ă©crits sur la musique13. Quant Ă lâĆuvre philosophique, elle comprend de nombreuses publications, dâune grande richesse conceptuelle digne de la richesse du milieu bourgeois dont est issu le philosophe.
Cette Ćuvre, toujours rivĂ©e Ă une critique « radicale » du capitalisme et de ses mĂ©faits, particuliĂšrement sur le plan de la culture et de la psychologie, inspire nombre dâartistes, dâintellectuel.le.s et dâacadĂ©miques heureux.ses de penser, avec Adorno14, que le socialisme adviendra au moyen dâune pratique nâexigeant aucune sortie de son studio ou de son bureau meublĂ© grĂące aux subventions que permet lâexploitation impĂ©raliste15, alors que la lutte rĂ©volutionnaire se poursuit aujourd’hui aux Philippines, en Inde et en Turquie, par exemple. Au « Grand hĂŽtel de l’abĂźme », selon l’expression de LukĂĄcs pour dĂ©signer l’Ăcole de Francfort, on est marxiste16, on affirme la nĂ©cessitĂ© du socialisme pour freiner la barbarbie17, on se rĂ©clame mĂȘme de LĂ©nine18, mais on mĂ©prise les masses et on nie leur potentiel rĂ©volutionnaire19… Rappelons donc un mot de LĂ©nine lui-mĂȘme:
« AprĂšs [la] mort [des grands rĂ©volutionnaires, notamment Marx], on vide leur doctrine rĂ©volutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en Ă©mousse le tranchant rĂ©volutionnaire. C’est sur cette façon d’« accommoder » le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altĂšre le cotĂ© rĂ©volutionnaire de la doctrine, son Ăąme rĂ©volutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraĂźt ĂȘtre acceptable pour la bourgeoisie. Tous les social-chauvins sont aujourd’hui « Marxistes » â ne riez pas! Et les savants bourgeois allemands […]20 »
Notes et liens complémentaires
- Theodor W. ADORNO. Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. Kaufholz et Ladmiral, Paris, Payot, 2003, pp. 25-27, §5.
- Marc JIMENEZ. Adorno et la modernité. Vers une esthétique négative, Paris, Klincksieck, 1986, p. 413.
- Theodor W. ADORNO. Op. cit. p. 34, §10.
- Marc JIMENEZ. Op. cit., p. 413.
- Gillian ROSE. The Melancholy Science. An Introduction to the Thought of Theodor W. Adorno, Londres et New York, Verso, 2014, p. 11.
- J. MOUFAWAD-PAUL. « Against Intellectuel Resignation », [blogue] M-L-M Mayhem!, 2011. [lire en ligne]
- Theodor W. ADORNO. Dialectique négative, trad. Coffin, Masson, Masson, Renaut, Trousson, Paris, Payot, 2016, p. 11.
- J. MOUFAWAD-PAUL. The Communist Necessity: prolegomena to any future radical theory, Montréal, Kersplebedeb, 2014, p. 117.
- Loc. cit.
- Noah ISENBERG. « Critical Theory at the Barricades », Lingua Franca, 1998. [lire en ligne]
- Loc. cit. Notre traduction.
- Theodor W. ADORNO et Herbert MARCUSE. « Correspondence on the German Student Movement » [Notre traduction], New Left Review, 1999. [lire en ligne]
- Gillian ROSE. Op. cit., p. 12.
- Sur la fausse route de la résignation intellectuelle à laquelle invite Adorno voir le texte cité à la n. 6.
- Plus de dĂ©tails dans « Bourgeois Representations of Marxism in Economics and Philosophy », [blogue] Bourgeois Philosophy. [lire en ligne] Voir aussi « Comments on the âUsefulness of Philosophyâ », [blogue] Bourgeois Philosophy. [lire en ligne]
- Gillian ROSE. Op. cit., quatriĂšme de couverture.
- Theodor W. ADORNO et Max HORKHEIMER. « Towards a New Manifesto? », The Platypus Affiliated Society, 2019, p. 55. [lire en ligne]
- Ibid. p. 57 et p. 59.
- Mac Intosh. « Adorno et la discussion sur le prolétariat comme classe révolutionnaire », Des Nouvelles du Front, 2019. [lire en ligne] Voir aussi Lambert ZUIRDEVAART. « Theodor W. Adorno », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2019. [lire en ligne]
- LĂ©nine. LâĂtat et la rĂ©volution (Chapitre I, §1), Marxists Internet Archive, [lire en ligne]
Illustration
- Theodor W. Adorno. Licence: CC BY-SA, Leandro Gonzalez de Leon, 2009 (via Wikimedia Commons).
- Photo prise Ă Heidelberg en avril 1964. Devant: Max Horkheimer et Theodor W. Adorno. Ă l'arriĂšre gauche: Siegfried Landshut. Ă l'arriĂšre droite (la main dans les cheveux): JĂŒrgen Habermas. Licence: CC BY-SA, Leremy J. Shapiro (via Wikimedia Commons).
- Adorno-Denkmal, Francfort; ce monument dĂ©diĂ© Ă Theodor W. Adorno est lâĆuvre de l'artiste russe Vadim Zakharov. Licence: CC BY-NC-SA Peter Hess, 2003 (via Flickr).