Nous sommes le 24 mars 1968. Une femme de 95 ans s’éteint au New-Jersey, après avoir passé les quarante dernières années de sa vie à lutter pour la reconnaissance de son œuvre, cherchant en vain à retrouver les centaines de films qu’elle avait réalisés et produits. Il aura fallu attendre 1955, alors que la Légion d’honneur lui est remise, pour que son nom, Alice Guy-Blaché, recommence timidement à devenir connu.
Malgré ses tentatives de réintégrer le milieu du cinéma suite à son retour en France en 1922, Alice Guy se voit dans l’incapacité de poursuivre sa carrière dans ce domaine. Le cinéma français avait évolué sans elle et l’avait oubliée. Ruinée, venant de divorcer, elle s’est alors mise à écrire des contes et des traductions pour subvenir aux besoins de ses deux enfants.
Pourtant, Solax Films Co, la compagnie de production de films qu’elle avait fondée en 1910, était l’une des plus grandes maisons de production des États-Unis de l’époque. Face à une profonde mutation de l’industrie cinématographique qui migrait de New York à Hollywood, où les indépendants avaient peu de place, et suite aux dettes accumulées par son mari, qu’elle avait fait président de la société en 1913, Alice Guy fut contrainte de vendre cette dernière en 1921. Elle tenta sa chance à Hollywood, travaillant au service de diverses compagnies de productions pour réaliser des films à partir de scénarios imposés, mais elle n’eut pas le succès escompté. Son dernier film, Une âme à la dérive (1920), fût à cet effet un échec.
Elle termine ainsi ses mémoires :
« J’ai vécu vingt-huit ans d’une vie intensément intéressante. Si mes souvenirs me donnent parfois un peu de mélancolie, je me souviens des paroles de Roosevelt : Il est dur d’échouer, il est pire de n’avoir jamais essayé. »
Femme visionnaire, libre et indépendante, Alice Guy fut, en 1910, la première femme à monter une société de production de films. Elle était alors enceinte de son deuxième enfant, Réginald. À la fois présidente et directrice de production, elle avait fait construire des studios à Fort Lee, dans le New Jersey, après en avoir construit à Flushing deux ans plus tôt, qui s’avérèrent rapidement trop petits au vu du développement fulgurant de la compagnie. Le studio de cinéma était particulièrement bien équipé, avec plafond amovible et appareils dernier modèle. Alice Guy y avait exposé un grand panneau sur les plateaux : « Be Natural » (soyez naturels !). Elle avait également fondé sa compagnie d’acteurs, Solax Stock.
Durant cette période, elle dirigea près de cinquante films et en supervisa la production de près de trois cents, passant des westerns (Greater Love Hath no Man, 1911), aux films militaires (For the Love of the Flag, 1912) ou aux films d’aventure et mélodrames (Falling Leaves, 1912). Figure dominante du cinéma mondial, elle suscita des vocations chez des acteurs des plus connus tels que Buster Keaton, Bessie Love ou Wallace Reid.
C’est un succès d’autant plus remarquable qu’elle avait eu son premier enfant en 1908 et venait tout juste de traverser l’Atlantique pour s’installer près de New York en 1907. Elle y accompagnait Herbert Blaché, caméraman d’origine anglaise qu’elle venait d’épouser quelques jours plus tôt, et que Léon Gaumont envoyait aux États-Unis pour y commercialiser le Chronophone, un dispositif permettant de synchroniser la prise de vue à la prise de son.
Son excellente connaissance des techniques cinématographiques et son intérêt pour les images en mouvement n’étaient toutefois pas nouveaux, et son caractère avant-gardiste avait déjà marqué une génération de français. Avant de partir pour l’Amérique, Alice Guy était en effet à la tête de la production des films Gaumont depuis près de onze ans, agissant à titre de réalisatrice, directrice artistique, scénariste et cheffe régisseur.
Passionnée, toujours à l’affût des nouvelles opportunités techniques, elle expérimentait divers trucages, se familiarisait peu à peu avec le ralentissement, l’accélération, la surimpression ou le fondu enchaîné… Depuis quelques années, elle s’intéressait en particulier au Chronophone. Elle a enregistrée ainsi une centaine de « phonoscène » représentant des Opéras ou des chansons populaires de l’époque.
Inventive mais rigoureuse, elle réalisa de la sorte chez Gaumont plus de 400 films souvent très courts, aux histoires drôles ou dramatiques, parmi lesquels se trouve La vie du Christ, l’un des premiers péplums de l’histoire du cinéma, qui rassemblait une centaine de figurants.
Cette histoire nous fait remonter jusqu’en 1896, année où Alice devint la première réalisatrice au monde de films de fiction, à l’âge de 23 ans. Ce premier film, La fée aux choux, obtint un succès immédiat auprès du public. Pour ce faire, elle avait convaincu son directeur, Léon Gaumont, de l’autoriser à utiliser les caméras proposées en vente par son employeur pour faire un essai de tournage, en dehors de ses heures de travail.
Probablement inspirée par la littérature et le théâtre, Alice Guy voulait filmer des histoires fictives plutôt que de simples prises de vues de la vie réelle comme on en voyait alors. C’est ainsi qu’une confiance s’installa peu à peu avec Léon Gaumont, qui finit par la nommer directrice du secteur des vues animées de fiction chez Gaumont.
« Un drap peint par un peintre éventailliste (et fantaisiste) du voisinage, un vague décor, des rangs de choux découpés par des menuisiers, des costumes loués ici et là autour de la porte Saint-Martin. Comme artistes : mes camarades, un bébé braillard, une mère inquiète bondissant à chaque instant dans le champ de l’objectif, et mon premier film, La Fée aux choux, vit le jour ».
C’est à la suite de la présentation du Cinématographe des frères Lumière près de Paris, à laquelle elle avait assisté le 25 mars 1895, qu’elle s’était passionnée pour les vues animées. Elle avait appris auparavant le développement, la maîtrise des appareils, l’optique et les trucages de la photographie en suivant notamment des cours avec Frédéric Dellaye, un photographe avant-gardiste. Le Comptoir général de la photographie l’employait en mars 1984 comme secrétaire de direction. Léon Gaumont, initialement employé, racheta l’entreprise quelques années plus tard suite à la faillite de cette dernière, et l’orienta vers le cinéma.
Ayant perdu son frère et son père au début des années 1890, Alice vivait jusqu’ici à Paris avec sa mère, directrice de la Mutuelle Maternelle. Elle avait fait des études de sténographie — une profession toute récente, en cette fin de XIXe siècle.
Son père étant le prospère propriétaire d’une chaîne de librairies au Chili, qui fit faillite suite à un tremblement de terre, Alice Guy avait grandit successivement en Suisse, où vivaient ses grands-parents, au Chili puis en France, où elle était née le 1er juillet 1873.
Sources
- Alice Guy sur Wikipédia.
- « Alice Guy, première réalisatrice de fiction », 18 octobre 2018, CNC.
- Alice Guy, Autobiographie d’une pionnière du cinéma, Denoël/Gonthier, 1976.
- Victor Bachy, Alice Guy-Blaché : la première femme cinéaste du monde, février 1993.
- Quelques films d’Alice Guy-Blaché sont consultables sur Wikimédia Commons.
Illustration
- Alice Guy en 1896, Collection Solax, Domaine public, disponible sur Wikimédia Commons.
- Publicité pour le film House of Cards, dans le magazine Moving Picture World, 1917.