« AndrĂ© Laurendeau » a Ă©voquĂ© pendant la plus grande partie de ma vie le nom d’une polyvalente Ă la rĂ©putation douteuse de la Rive-Sud de MontrĂ©al1. Dans nos imaginaires d’enfants, on ne pouvait que plaindre le pauvre homme, dont on ignorait tout au-delĂ de l’enseigne de cette Ă©cole secondaire, d’ĂȘtre aussi Ă©troitement associĂ© Ă un projet Ă©ducatif qui nous semblait bien peu attrayant.
LĂ©on Dion, professeur Ă l’UniversitĂ© Laval, raconte que, dĂšs la fin des annĂ©e 80, la mĂ©moire d’AndrĂ© Laurendeau « paraĂźt s’ĂȘtre estompĂ©e, parmi les plus jeunes tout au moins.2 » Le vingtiĂšme anniversaire de sa mort donne pourtant lieu Ă une sĂ©rie d’Ă©vĂ©nements commĂ©moratifs d’envergure comme ce colloque, tenu dans le cadre d’une sĂ©rie de journĂ©es annuelles sur les leaders politiques du QuĂ©bec contemporain, en mars 1989 Ă l’UQAM, qui rassemble plusieurs dizaines d’universitaires et des confĂ©renciers l’ayant cĂŽtoyĂ©.
Le parcours d’un intellectuel engagĂ©
Les actes de cet Ă©vĂ©nement, qui paraissent sous le titre de AndrĂ© Laurendeau, un intellectuel d’ici, contiennent une bibliographie de son Ćuvre produite par Michel LĂ©vesque.3 Bien que son travail bibliographique n’ait pas la prĂ©tention d’ĂȘtre exhaustif, Michel LĂ©vesque affirme que les ouvrages sur AndrĂ© Laurendeau ne sont « pas tellement nombreux », considĂ©rant l’importance de sa contribution dans le paysage intellectuel quĂ©bĂ©cois et canadien : deux biographies (celles de Denis MoniĂšre en 1983 et de Chantigny en 1984-1986), trois mĂ©moires de maĂźtrise, les actes de deux colloques dont celui dans lequel cette bibliographie s’insĂšre. Le bibliographe s’Ă©tonne en comparaison de l’intĂ©rĂȘt que Laurendeau suscite chez les Canadiens anglais qui ont produit, entre autres, plusieurs recueils de ses articles.
VLB Ă©diteur et Le Septentrion publient en 1990 le Journal tenu pendant la Commission royale d’enquĂȘte sur le bilinguisme et le biculturalisme qu’il a prĂ©sidĂ© et dans lequel il interroge le sens et la prĂ©sence du QuĂ©bec au sein de la fĂ©dĂ©ration canadienne.4
En 1992, Oxford University Press publie une nouvelle biographie sur Laurendeau. RĂ©digĂ©e par Donald J. Horton, elle s’appuie sur sa correspondance, des archives et ses journaux intimes5. La traduction paraĂźt en 1995 chez Bellarmin avec quelques modifications concernant l’enfance de Laurendeau â qui ne se dĂ©roule pas Ă Outremont, comme le laisse entendre son biographe, mais plutĂŽt sur la rue Cherrier, Ă MontrĂ©al oĂč il naĂźt le 21 mars 19126. C’est plus tard qu’il viendra s’Ă©tablir avec ses parents dans l’arrondissement outremontais, d’abord rue Hutchison, puis rue Stuart, avec son Ă©pouse et ses six enfants.
En 1996, dans une collection sur les Célébrités locales (Lidec), un livret lui est consacré7. Celui-ci ramasse les principales informations biographiques connues :
- ses parents, Arthur Laurendeau et Blanche Hardy, tous les deux musiciens, appartiennent à la petite bourgeoisie canadienne-française et croient au nationalisme canadien-français;
- l’Ă©ducation puritaine qu’il reçoit, empreinte d’une religiositĂ© passĂ©iste et conservatrice, chez les JĂ©suites du CollĂšge Ste-Marie;
- la pensĂ©e de Lionel Groulx qu’il vĂ©nĂšre et dont il suit les cours d’histoire Ă l’UniversitĂ© de MontrĂ©al;
- le voyage d’Ă©tudes qu’il fait Ă Paris et qui inflĂ©chit sa conception de l’intellectuel et du progrĂšs social;
- la revue L’Action nationale dont il prend la direction de 1937-1953, puis de 1948 Ă 1954;
- la politique active dans laquelle il s’engage au cours des annĂ©es quarante, affrontant d’abord le premier ministre Mackenzie King en s’opposant Ă la conscription, puis Maurice Duplessis, comme chef du Bloc populaire;
- son retour au journalisme comme éditorialiste au Devoir de 1947 à 1963;
- sans oublier sa contribution Ă la vie culturelle â via la tĂ©lĂ©vision â et littĂ©raire â comme essayiste, romancier et dramaturge â qui connaĂźtra un succĂšs mitigĂ©. Le dernier chapitre de ce livre et de sa vie est dĂ©diĂ© Ă la commission Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme qu’il co-prĂ©side avec Davidson Dunton.
Une mémoire vivante
La page WikipĂ©dia sur AndrĂ© Laurendeau est créée en 2004 8 et fait l’objet de bonifications rĂ©guliĂšres Ă chaque annĂ©e. Bien que le contenu de l’article dĂ©passe le statut d’Ă©bauche, il demeure rudimentaire. Des pages existent Ă©galement dans les versions anglaise, allemande et polonaise de l’encyclopĂ©die libre. L’Ă©lĂ©ment Wikidata correspondant remonte, lui, Ă 2013.
En 2010, les cĂ©lĂ©brations entourant le centenaire du journal Le Devoir s’accompagnent d’une publication, sous la direction de Jean-François Nadeau, qui revisite « un siĂšcle quĂ©bĂ©cois » Ă travers textes et archives. Deux articles Ă©loquents de Laurendeau y figurent. Le premier dĂ©nonce avec ĂąpretĂ© l’intervention politique d’un ministre dans le congĂ©diement du peintre Paul-Ămile Borduas, alors professeur Ă l’Ăcole du meuble et signataire du Refus global ; le deuxiĂšme concerne la suspension de Maurice Richard, hockeyeur mythique « devenu un hĂ©ros national »9.
La compilation la plus rĂ©cente est rĂ©alisĂ©e en 2010 par Michel LĂ©vesque au Septentrion10. Il y est proposĂ© d’ouvrir une fenĂȘtre politique et une perspective historique sur le « passage de l’Ăšre canadienne-française Ă l’Ăšre quĂ©bĂ©coise. »
La parution cette annĂ©e, en 2018, de la monographie Panser le Canada : Une histoire intellectuelle de la commission Laurendeau-Dunton par ValĂ©rie Lapointe-Gagnon permet de « renouer avec des personnalitĂ©s qui ont jouĂ© un rĂŽle crucial dans l’histoire quĂ©bĂ©coise et canadienne » en pratiquant une gĂ©nĂ©alogie des dĂ©bats intellectuels ayant prĂ©sidĂ© Ă l’Ă©mergence des notions de bilinguisme, de biculturalisme, de multiculturalisme, et celle qui concerne l’existence d’un statut spĂ©cial ou national pour le QuĂ©bec11.
Un hĂ©ritage riche d’enseignement(s)
L’arrivĂ©e dans le domaine public canadien de lâĆuvre d’AndrĂ©e Laurendeau contribuera-t-elle Ă crĂ©er de nouvelles avenues de rĂ©flexion et des opportunitĂ©s inĂ©dites pour surmonter les alĂ©as et les caprices de la mĂ©moire collective en redĂ©couvrant celui qui « reste une figure exemplaire de lâintellectuel », cinquante ans aprĂšs sa mort, selon les termes du journaliste du Devoir, Jean-François Nadeau, en juin dernier ? En soulignant cet anniversaire (bien tranquille jusqu’Ă ce jour), Nadeau suggĂšre en outre que ses contributions sur l’Ă©ducation seraient d’une actualitĂ© stratĂ©gique12.
Il ne date pas d’hier que l’hĂ©ritage de Laurendeau, en tant que critique du systĂšme Ă©ducatif et porteur d’une vision de l’enseignement national, soit cĂ©lĂ©brĂ©. Dans la dĂ©dicace du livre culte Les insolences du frĂšre Untel adressĂ©e, en 1960, Ă celui qui l’avait dĂ©couvert â et qui en avait aussi signĂ© la prĂ©face â Jean-Paul Desbiens Ă©crit : « AndrĂ© Laurendeau, en un certain sens, est un enseignant. J’estime qu’il a plus fait, pour instruire les Canadiens français, que la plupart des enseignants patentĂ©s. Et surtout, il a plus fait pour structurer les Canadiens français (instruire c’est structurer par l’intĂ©rieur), que la plupart des politiques. »13
Fernand Dumont, dans la prĂ©face d’un recueil d’articles publiĂ© en 1988 poursuit en ce sens : « Si Laurendeau s’est beaucoup intĂ©ressĂ© Ă la politique, au point d’avoir Ă©tĂ© dĂ©putĂ© et chef de parti, lĂ n’Ă©tait pas le cĆur de ses prĂ©occupations, mais plutĂŽt le destin de la culture, plus particuliĂšrement celui de l’enseignement.14 »
Dans la mĂȘme veine, LĂ©on Dion rappelle que Laurendeau a Ă©tĂ© le premier15 Ă rĂ©clamer que le nouveau gouvernement mette en place une commission royale d’enquĂȘte sur l’Ă©ducation pour ouvrir la voie du « renouvellement social.16 » Sur le plan des idĂ©es, cette prĂ©occupation politique pour l’enseignement vise à « Ă©duquer, participer Ă la formation globale de l’ĂȘtre et Ă sa culture. » comme le prĂ©cise Nadine Pirotte.
Par ailleurs, cette approche s’oppose selon les propres termes de Laurendeau à « une inculture des techniciens, c’est-Ă -dire, des techniciens qui ne seraient que cela.17 » Ces derniers commentaires proviennent de l’un des colloques commĂ©morant les vingt ans de sa mort et se donnant spĂ©cifiquement pour mission d’entamer de « nouveaux dialogues » avec son Ćuvre et ses rĂ©flexions relatives Ă l’Ă©ducation.18
Pédagogie sociale
Depuis la lecture des actes de ce colloque, le lien entre la figure d’AndrĂ© Laurendeau et l’Ă©ducation a pris une tournure dĂ©finitivement plus avantageuse Ă mes yeux que ce que les souvenirs d’enfant que j’ai Ă©voquĂ©s en introduction avait pavĂ©. Ă l’instar de Nadine Pirotte, on peut saluer aujourd’hui le « pĂ©dagogue social » qui a accompagnĂ© pendant plusieurs dĂ©cennies la transition identitaire et culturelle du QuĂ©bec Ă travers ses activitĂ©s de journaliste, de politicien et d’auteur.
Cette perspective large sur l’Ă©ducation dans la CitĂ© dĂ©fie le discours dominant actuel oĂč la raison politique n’est plus celle du pĂ©dagogue, mais celle du gestionnaire qui se dĂ©leste de ses responsabilitĂ©s en matiĂšre d’apprentissage tout au long de la vie comme prioritĂ© Ă©ducative nationale â notamment face aux enjeux de la transition numĂ©rique.
Domaine public
AndrĂ© Laurendeau est mort le 1er juin 1968. Son Ćuvre s’Ă©lĂšve donc dans le domaine public canadien le 1er janvier 2019. Il a laissĂ© derriĂšre lui plusieurs livres et de nombreux articles de journaux.
Ćuvres
Cette liste est loin d’ĂȘtre complĂšte:
- Notre nationalisme (1939)
- L’abbĂ© Lionel Groulx (1939)
- Actualité de Saint-François (1938)
- Alerte aux Canadiens français! (1941)
- Nos Ă©coles enseignent-elles la haine de l’anglais? (1942)
- Ce que nous sommes (1945)
- La centralisation et la guerre (1948)
- La vertu des chattes, théùtre (1959)
- Voyages au pays de l’enfance (1960)
- Deux femmes terribles, théùtre (1961)
- La crise de la conscription 1942 (1962)
- Le Canada, une nation ou deux (1962)
- Condamnés à vivre ensemble (1963)
- Marie-Emma, théùtre (1963).
- Une vie d’enfer, roman (1965)
- Pour une enquĂȘte sur le bilinguisme (1967)
Archives
Les archives d’AndrĂ© Laurendeau sont conservĂ©es Ă BibliothĂšque et Archives nationales du QuĂ©bec :
- « BibliothĂšque et Archives nationales du QuĂ©bec – Fonds Familles Laurendeau et Perrault (CLG2) »
- « BibliothĂšque et Archives nationales du QuĂ©bec – Fonds Ligue pour la dĂ©fense du Canada – 1939-1943 (CLG6) »
Sources et références
- Wikipédia (fr): André Laurendeau
- Wikipédia (en): André Laurendeau
- Wikipédia (de) : André Laurendeau
- Wikipédia (pl) : André Laurendeau
- Chantigny. L. (mars 1984). AndrĂ© Laurendeau, journaliste, ou l’incandescence du givre. L’incunable. Bulletin de la BibliothĂšque nationale du QuĂ©bec, p. 7-15.
- Chantigny. L. (mars 1984). AndrĂ© Laurendeau Ă Paris ou le statut de l’intellectuel. L’incunable. Bulletin de la BibliothĂšque nationale du QuĂ©bec, p. 10-18.
- MoniĂšre. D. (1983). AndrĂ© Laurendeau et le destin d’un peuple. MontrĂ©al : QuĂ©bec-AmĂ©rique. 347 p.
Notes et liens complémentaires
- Ăcole secondaire AndrĂ© Laurendeau. [consultĂ© le 27 dĂ©c. 2018]
- Dion. L. (1989). Bribes de souvenirs d’AndrĂ© Laurendeau. Dans N. Pirotte (dir.), Penser l’Ă©ducation, p. 38. MontrĂ©al : Ăditions du BorĂ©al.
- LĂ©vesque, M. (1990). Bibliographie. Dans R. Comeau et L. Beaudry (dir.), AndrĂ© Laurendeau, un intellectuel d’ici, pp. 291-298. Sillery, QuĂ©bec : Presses de l’UniversitĂ© du QuĂ©bec.
- Laurendeau, AndrĂ©. Journal tenu pendant la Commission royale d’enquĂȘte sur le bilinguisme et le biculturalisme. Outremont : VLB Ăditeur.
- Horton. D. J. (1992). André Laurendeau French Canadian Nationalist. Don Mills : Oxford University Press.
- Horton. D. J. (1995). AndrĂ© Laurendeau : La vie d’un nationaliste 1912-1968 (traduit par M. Pelletier). Bellarmin.
- Bouvier. F. (1996). André Laurendeau. Célébrités / Collection biographique.
- Wikipedia (fr): André Laurendeau : Historique des versions
- Nadeau. J.-F. (2010). Le Devoir : un siĂšcle quĂ©bĂ©cois. MontrĂ©al : Les Ăditions de l’homme, p. 104 et 126.
- Lévesque. Michel (2010), à la hache et au scalpel : 70 éditoriaux pour comprendre Le Devoir sous Gérard Filion (1947-1963) [et André Laurendeau]. Québec : Septentrion.
- Lapointe-Gagnon. V. (2018). Panser le Canada : Une histoire intellectuelle de la commission Laurendeau-Dunton. MontrĂ©al : Les Ăditions du BorĂ©al.
- Nadeau. J.-F. (1er juin 2018). « Cinquante ans aprĂšs sa mort, AndrĂ© Laurendeau reste une figure exemplaire de lâintellectuel ». Le Devoir. [lire en ligne]
- Auteur anonyme (AndrĂ© Desbiens). (1960, 1988). Les insolences du frĂšre Untel. PrĂ©face de AndrĂ© Laurendeau. MontrĂ©al : Les Ăditions de l’homme, p. 12.
- Dumont, F. (1988). Préface. Dans S. Laurin (dir.), André Laurendeau, artisan des passages. Montréal : HMH.
- Le 15 novembre 1960, quelques mois aprÚs élection de Jean Lesage.
- Dion. L. (1989). Bribes de souvenirs d’AndrĂ© Laurendeau. Dans N. Pirotte (dir.), Penser l’Ă©ducation, p. 39. MontrĂ©al : Ăditions du BorĂ©al.
- Laurendeau. A. (1970). Ces choses qui nous arrivent. Chronique des annĂ©es 1961-1966. MontrĂ©al : Hurtubise HMH (Coll. Aujourd’hui), p.300.
- Pirotte. N. (dir.). (1989). Penser l’Ă©ducation, MontrĂ©al : Ăditions du BorĂ©al.