Cai Chusheng (nom de naissance Cai Tong/蔡通) est un réalisateur chinois né le 12 janvier 1906 à Shanghai. Il est mort en 1968, peu de temps après le début de la Révolution Culturelle.
Il a réalisé de nombreux films et Song of the Fisherman fut le premier film d’origine chinoise a obtenir un succès international. C’est ce film qui a fait découvrir le cinéma chinois au reste du monde et qui a ouvert, pour un certain temps, les portes du monde aux réalisateurs de l’Empire du Milieu.
Je pourrais présenter l’homme plus en détail, présenter sa filmographie, ses quelques écrits, mais mes recherches ont plutôt fait émerger un événement auquel je n’avais pas pensé depuis quelque temps.
Un souvenir de Běijīng
En travaillant à documenter la vie de Cai, je me suis rappelé un moment que j’ai vécu, il y a déjà plus de 18 ans. Lors de mon premier voyage en Chine, j’ai eu la chance inouïe de loger pendant plusieurs semaines à l’hôtel de la Corporation des Films de Chine (CFC), organe cinématographique du Parti Communiste de Chine (PCC) et monopole de la distribution étrangère depuis 1949.
Si je me suis retrouvé à loger dans cet hôtel relativement confortable et très bien situé (juste un peu au nord des lacs Houhai1 et Xihai, au cœur de Beijing), c’est que la mère d’une amie, Madame He, travaillait pour la CFC et avait réussi à m’obtenir une dérogation pour y loger. À l’époque, il était encore illégal de demeurer dans un hôtel qui n’avait pas la certification pour recevoir des étrangers. J’avais donc un accès privilégié à cet établissement normalement réservé au personnel de la CFC.
L’été à Beijing peut être torride et, lors d’une journée où le thermomètre atteignait 49 degrés Celsius à l’ombre, je suis tombée malade. Coup de chaleur! Le lendemain, la mère de mon amie débarque dans ma chambre avec des tonnes de victuailles, dont des sandwichs « américains » et du Coca-Cola. Elle s’était dit que ça me remettrait sur pied. Comme j’étais encore un peu fiévreuse, elle s’installa dans un fauteuil et commença à me parler. Mon mandarin étant à peine plus évolué que mon klingon, je ne comprenais presque rien de ce qu’elle me racontait.
Au travers des phrases entremêlées de rares mots d’anglais qu’elle connaissait (movie, far, poor, work hard, truck), je compris qu’elle me parlait de ses années de projectionniste itinérante, pendant la révolution culturelle. Mon amie m’avait en effet raconté que sa mère s’était retrouvée — un peu malgré elle — projectionniste itinérante pour le PCC pendant presque toute la période de la révolution culturelle.
Le Parti Communiste Chinois avait choisi le film comme outil de propagande par excellence, selon l’idée de Lénine qu’il s’agissait de l’art le plus révolutionnaire. Je voulais vraiment en savoir plus, mais mon mandarin était vraiment pourri. Après quelques minutes, madame He m’a laissée me reposer, mais le soir venu, j’ai appelé mon amie pour lui dire que je voulais absolument en savoir plus sur cette période que sa mère avait connue.
— « Non, elle ne voudra pas t’en parler, elle n’en parle jamais! », m’avait dit mon amie.
Après lui avoir expliqué que sa mère avait pourtant tenté de m’en parler, elle a accepté de lui demander si elle voudrait bien en rediscuter avec moi pendant qu’elle-même ferait la traduction. Le lendemain ou surlendemain, nous avions rendez-vous avec sa mère.
Les souvenirs d’une projectionniste
Pendant plus d’une heure, Madame He m’a raconté le travail qui avait été le sien pendant ces années-là. Comme elle était la fille d’un intellectuel considéré comme un contre-révolutionnaire, on lui avait donné le choix entre:
- aller travailler dans des champs situés très loin de Beijing ou
- parcourir tout le pays afin d’éduquer les masses.
Elle préféra la seconde option et se retrouva donc projectionniste de films de propagande dans les villages des quatre coins du pays.
Les films qu’elle devait projeter étaient souvent de courts films expliquant les bases que doit connaître tout bon révolutionnaire — hygiène, travail, apprentissage des écrits de Mao, etc. Généralement accompagnée d’un ou d’une collègue, elle se déplaçait en train vers les grandes villes, avec tout l’équipement de projection, puis grimpait dans un camion pour se diriger vers les endroits plus isolés. L’équipement était constitué d’un projecteur, d’un grand drap blanc et de quelques films choisis par des responsables du CFC. Il arrivait souvent qu’il n’y ait aucune source d’électricité dans les villages visités et ce n’est qu’au début des années 1970 que les films furent projetés avec le son.
Avec beaucoup d’émotions, Madame He m’expliqua qu’elle avait vu, pendant toutes ces années de Révolution culturelle, de l’extrême pauvreté. Le Grand Bond en avant2 avait encore plus appauvri les campagnes et les grandes famines avaient eu un impact important sur la qualité de vie des paysans.
Le Parti Communiste avait beaucoup fait pour sortir ces gens de la pauvreté, m’expliqua-t-elle. Les films qu’elle projetaient n’avaient rien d’intéressant à ses yeux, mais ils représentaient un véritable divertissement pour les paysans. Elle regrettait de ne pas avoir pu leur montrer de « vrais films ». Elle m’avoua qu’à de très rares occasions, elle avait projeté de vieux films muets tolérés par le Parti. Elle considérait qu’elle avait pris de grands risques en projetant ces films à l’époque. Je ne peux m’empêcher de penser que peut-être l’un de ces films était une réalisation… de Cai Chusheng!
Du passé, ils firent table rase
En continuant la discussion, nous en sommes venus à parler des archives filmographiques de la Chine. C’est ainsi que j’ai appris que toutes les archives étaient conservées dans un immeuble faisant partie du complexe où je logeais. Évidemment, je voulais absolument visiter cet immeuble! « Pas possible! », me répondit Madame He, les archives sont strictement réservées aux membres du gouvernement! Elle m’a également dit que malheureusement, une grande partie des œuvres conservées avait été détruite pendant la Révolution culturelle et que ce qui avait survécu était essentiellement des films de propagande.
Précisons que, pendant la Révolution culturelle, le PCC avait la fâcheuse habitude de détruire tout ce qui ne cadrait pas avec l’idéologie révolutionnaire ou qui était trop intellectuel ou subversif. Des nombreux films perdus à cette époque, certains ont été retrouvés comme Love and Duty/恋爱与义务 (1931), retrouvé en Uruguay, ou The Cave of Silken Web/盘丝洞 (1967), retrouvé en Norvège.
Je n’ai donc jamais visité les archives de la CFC, mais j’ai eu le bonheur, un chaud jour d’été de l’an 2000, d’entendre le récit d’une femme au parcours exceptionnel qui a vécu les années difficiles de la propagande et du repli sur soi avec la disparition du cinéma comme expression artistique, mais également le retour de l’ouverture sur le monde et du rayonnement du cinéma chinois, comme à l’époque de Cai Chusheng!
Ce jour-là, retournant à ma chambre d’hôtel en traversant les hutongs3, je ne voyais pas du même œil les vieux gardiens de quartier en uniforme communiste, portant le brassard rouge. Ces hommes et femmes ayant connu une période de la Chine aussi épouvantable que traumatisante ne savaient pas encore qu’à peine un an plus tard, Beijing allait remporter la tenue des Jeux Olympiques de 2008 et que, pour accueillir cet événement, leur quartier plusieurs fois centenaire serait démoli pour faire place à des hôtels et à un stade tous neufs.
Quel rapport avec Cai Chusheng ?🤔?
Bonne question. Réponse courte: l’art inspire l’art! En réalisant des recherches pour rédiger cette notule, j’ai repensé à cette journée à Beijing, à cette projectionniste de la Révolution Culturelle et à la fin atroce qu’a dû subir Cai Chusheng, alors qu’il était lui même persécuté et probablement accusé d’être contre-révolutionnaire. Les séances d’humiliations publiques (批斗大会) dont Cai a été victime ont probablement duré des jours, voire des semaines. Dans ce genre de séances, la famille était souvent amenée à humilier les proches. Nombreux sont ceux qui ont succombé à leurs blessures ou qui ont fini par se suicider. D’autres sont morts en prison de maltraitance.
Cai Chusheng faisait parti d’un groupe nombreux de cinéastes et acteurs qui ont été humiliés et martyrisés. Plusieurs en sont morts, dont son collègue et ami Zheng Junli. Pendant sept ans, aucun film (à l’exception des films de propagande) n’a été réalisé en Chine!
En me remémorant ces évènements et le récit de Madame He, cela m’a inspiré un poème. Bien que mon chinois ne soit pas très bon, j’ai essayé de trouver les mots justes4 afin d’exprimer ce que l’impact de la Révolution Culturelle a eu sur mon amie, sa mère et toutes ces familles brisées.
雷击
浅光
看不见的谎言
视而不见家庭被脆弱的绳索牵连
给人民的力量
为人民
家庭褪色
Domaine public
Au Canada, l’œuvre de Cai Chusheng appartiendra au domaine public à partir du 1er janvier 2019. En Chine, comme au Canada, le droit d’auteur est d’une durée de 50 ans après la première diffusion de l’œuvre ou, à défaut, après la mort de l’auteur. Espérons qu’une version chinoise du Calendrier de l’avent du domaine public est en train de préparer une belle mise en valeur de ses œuvres pour 2019. En attendant, pour en apprendre plus sur ce cinéaste, voici quelques liens.
- À propos de sa relation amoureuse avec l’actrice Yan Lingyu
- Quelques ouvrages qu’il a publiés
- Sa filmographie
- Passage traitant des arts et de la Révolution Culturelle
- Le film 一江春水向东流 (Les Larmes du Yangzi), considéré comme étant sa plus grande œuvre:
Sources et références
- Wikipédia (en): Cai Chusheng, Love and Duty, China Film Group Corporation, Struggle Session.
- Wikipédia (zh): 中国电影制片厂, 中国大陆电影, 郑君里
Notes et liens complémentaires
- Houhai (Wikipedia).
- Grand Bond en avant (Wikipedia).
- Un hutong (胡同) est un ensemble constitué de passages étroits et de ruelles, principalement à Pékin. Wikipedia.
- Malheureusement, Google Translate ne traduira pas bien ce poème en français — un peu mieux en anglais.
Illustration
- Cai Chusheng, années 50. 豆瓣电影 (domaine public) - NB: cette image est maintenant dans le domaine public canadien et chinois car le terme de son droit d'auteur est expiré selon le droit chinois (date de publication ou, à défaut, date du décès de l'auteur + 50 ans).
- Affiche de propagande chinoise. Jeune projectionniste.
- Gardes rouges sur la Place Tian'anmen (1966). Wikipedia (domaine public).