Je passe tout de suite aux aveux: Je ne connaissais pas Charlotte Armstrong avant la pige. Lectrice occasionnelle de roman policier, le mobile du crime ne peut guĂšre ĂȘtre attribuable Ă la langue anglaise par le biais de laquelle cette autrice pratiquait son art puisque plusieurs de ses Ćuvres sont traduites en français †et je ne me prive pas de lire dans la langue de Shakespeare quand jâen ai lâoccasion. Cette ignorance est nĂ©anmoins troublante car jâai rapidement dĂ©couvert que jâavais affaire Ă une pointure que pourrait chausser sinon Agatha Christie, du moins Patricia Highsmith, avec qui on la compare parfois.
Le genre policier, qui fait du meurtre sa signature, exerce avec un zĂšle particulier une violence symbolique qui invisibilise le travail des Ă©crivaines1. Et pourtant, si lâon fie Ă la rĂ©ception de son Ćuvre prolifique, Charlotte Armstrong a fait arriver les femmes en littĂ©rature policiĂšre et dans la sphĂšre publique bien avant les annĂ©es 90, Ă©poque oĂč les mĂ©dias ont soudainement constatĂ© la prĂ©sence de leurs activitĂ©s en les faisant passer pour des recrues. Mais lĂ encore, « [q]uand elles sont reconnues par la critique, les auteures sont souvent enfermĂ©es dans la sous-catĂ©gorie du âpolar fĂ©mininâ, relĂ©guĂ©es aux marges de lâhistoire littĂ©raire2. » Et, ajouterons-nous, Ă celles de nos mĂ©moires.
Est-ce que Armstrong a aussi bien survĂ©cu que dâautres auteurs disparus, si lâon peut dire, au cours des dĂ©cennies qui suivirent son dĂ©cĂšs? La question est (comme une blessure) ouverte.
Notes biographiques et littéraires
NĂ©e le 2 mai 1905 dans une ville miniĂšre du Michigan, Charlotte Armstrong est morte le 5 juillet 1969 Ă Glendale, en Californie, oĂč elle sâest Ă©tablie lorsque sa carriĂšre littĂ©raire a pris son envol, parmi les Ă©toiles dâHollywood. Son registre littĂ©raire est Ă©tendu. Outre lâĂ©criture de scĂ©narios et de romans, on lui doit aussi des nouvelles, des piĂšces de thĂ©Ăątre et des poĂšmes.
Elle frĂ©quente d’abord lâUniversitĂ© du Wisconsin, puis complĂšte son baccalaurĂ©at en arts en 1925 au collĂšge Barnard Ă New York, un Ă©tablissement prestigieux pour femmes qui est associĂ© Ă Columbia3. Elle mĂšnera ensuite une carriĂšre de journaliste pigiste dans diffĂ©rents journaux et magazines4.
Armstrong dĂ©bute son parcours d’Ă©crivaine avec des piĂšces de thĂ©Ăątre â dont certaines seront jouĂ©es sur Broadway †ainsi que des poĂšmes qui seront publiĂ©s dans The New Yorker, avec un succĂšs mitigĂ©. Ă partir de 1942, elle trouve sa voie avec une sĂ©rie de trois romans policiers qui mettent en scĂšne le professeur MacDougal Duff. Câest avec le roman The Unsuspected, publiĂ© en 1946, quâelle rencontre un succĂšs populaire aussi bien que critique, ce qui la conduira, quelques vingt-sept romans plus tard, Ă son couronnement en tant que « reine du suspense. »5
L’annĂ©e suivant la publication du roman, alors que le film noir rĂšgne sur Hollywood, The Unsuspected sera librement adaptĂ© au cinĂ©ma par Michael Curtiz, le rĂ©alisateur de Casablanca. La notoriĂ©tĂ© de cette Ćuvre, Ă n’en pas douter, aura Ă©tĂ© durable: The Unsuspected vient encore dâĂȘtre rĂ©-Ă©ditĂ© en 2019 par le crĂ©ateur des American Mystery Classics et Ă©diteur de la nouvelle maison consacrĂ©e au roman policier qui porte son nom: Penzler Publishers6.
Au moment de sa sortie, le livre avait pourtant Ă©tĂ© l’objet d’une controverse. Il semble que la structure singuliĂšre sur laquelle il repose et qui consiste Ă rĂ©vĂ©ler dĂšs les premiĂšres pages l’identitĂ© du meurtrier ait suscitĂ© une certaine perplexitĂ© â voire une inquiĂ©tude aussi certaine que les qualitĂ©s littĂ©raires que l’on attribue pourtant Ă ce texte. Or, comme Penzler le souligne en introduction, si ces critiques avaient Ă©tĂ© davantage au fait de la tradition du roman policier, ils auraient Ă©tĂ© Ă mĂȘme de reconnaĂźtre que Armstrong s’inscrivait plutĂŽt comme l’hĂ©ritiĂšre d’une lignĂ©e dĂ©jĂ longue, n’ayant pas simplement succombĂ© Ă l’idĂ©e fantasque d’Ă©branler les codes narratifs les plus prĂ©visibles du genre. Et de mentionner, en guise d’exemple, le vĂ©ritable inventeur de ce dispositif: R. Austin Freeman, l’un des principaux protagonistes de l’Ăąge d’or britannique, et d’autres auteurs et autrice ayant perpĂ©tuĂ© la maniĂšre du rĂ©cit de dĂ©tective inversĂ©: Anthony Berkeley Cox, Freeman Wills Coft, Dorothy L. Sayers7
Une quĂȘte morale fondamentale
Dans le genre du roman policier, elle explorera assez typiquement une diversitĂ© de formes qui se confondent au grĂ© des exigences narratives en incluant, outre le roman de dĂ©tective et celui de dĂ©tective inversĂ©, le suspense, le polar gothique, le thriller psychologique, etc. C’est ce dernier sous-genre, le thriller psychologique, qui fera sa marque de commerce avec une inclination de moraliste qui la distinguera en tant que « The leading moralist in the mystery community.8 »
Le contexte littĂ©raire au sein duquel Armstrong Ă©volue relie Ă©troitement le thriller et la moralitĂ©. Dans un essai sur ce genre paru en 1969, le thriller est conçu comme une catĂ©gorie morale qui reflĂšte le monde: « The whole world is the subject of the thriller, inner and outer, private and political » et plus particuliĂšrement, il devient une catĂ©gorie existentielle: « There is a natural correlation between the existential catĂ©gories in thiller plots and the existential concerns of the reader: the situation of crisis, danger, suspense, tension, terror, dread, in short, chaos and the absurd9. » La pratique de ce genre et sa lecture identifient l’enquĂȘte Ă une quĂȘte morale fondamentale qui transcende le divertissement.
Ă l’instar d’auteurs et d’autrices de renom, elle manifeste une grande finesse dans l’analyse psychologique des sujets pathologiques auxquels sont confrontĂ©s les gens ordinaires qui peuplent son univers et que l’Ă©preuve et la vertu rendent hĂ©roĂŻques. Elle dĂ©montre, selon Penzler, « a profund understanding of the psychology of individuals and groups of ordinary people, mainly eschewing an examination of the abnormal psychology that so fascinated such authors as Margaret Millar, Patricia Highsmith. Her characters are sane, decent people who find themselves in difficult situations or are trying to protect the innocent, and who emerge triumphant because their fundamental decency will defeat the evil antagonists with whom they battle10. »
Trame narrative
Les romans de Armstrong sont souvent structurĂ©s autour d’un personnage principal ou central fĂ©minin isolĂ©e11 mais qui Ă©volue au sein d’un rĂ©seau social bienveillant dans l’adversitĂ©. L’action est gĂ©nĂ©ralement situĂ©e dans les banlieues12. On y discerne cette trame caractĂ©ristique des romans policiers Ă©crits par des femmes et oĂč les femmes qui sont dĂ©tectives, ou qui incarnent les figures centrales du rĂ©cit, dĂ©couvrent la vĂ©ritĂ©. Celle-ci relĂšve moins de la rĂ©solution d’un mystĂšre que de la rĂ©vĂ©lation de la vĂ©ritĂ© d’un monde au sein duquel les crimes dĂ©coulent d’un ordre et d’un systĂšme d’oppression, ultime source des maux et de la violence, notamment celle qui affecte les femmes elles-mĂȘmes. Ces autrices convoquent alors en sous-texte une idĂ©ologie, un projet de justice poĂ©tique13.
Ă la suite de quelques lectures de rattrapage, j’ajouterais que plusieurs de ses rĂ©cits explorent le quotidien et la sphĂšre privĂ©e, comme thĂ©Ăątre du Bien et du Mal, avec les armes qui sont propres au thriller psychologique. Je pense Ă The Chocolat Cobweb, The Balloon Man, Mischief (Ă©galement adaptĂ© au cinĂ©ma et considĂ©rĂ© comme l’une des meilleures interprĂ©tations de Marilyn Monroe qui y incarne une babysitter dĂ©rangĂ©e). De ce point de vue, Charlotte Armstrong peut ĂȘtre associĂ©e au polar domestique qui connaĂźt aujourd’hui une popularitĂ© allant bien au-delĂ de la zone qui le dĂ©finit, avec des bestsellers indĂ©logeables au palmarĂšs des ventes â comme The Girl on the Train (La Fille du train) de Paula Hawkins, par exemple.
Reconnaissance, adaptations et retour aux sources
Au chapitre de la reconnaissance, il faut mentionner que A Dram of Poison (âUne dose de poisonâ) lui vaut l’Edgar du meilleur roman 1957 dĂ©cernĂ© par les Mystery Writers of America. Elle Ă©crit aussi quelques Ă©pisodes pour la sĂ©rie Alfred Hitchcock prĂ©sente et lâun dâentre eux, Incident at a Corner (1960, Ă©pisode 27), est rĂ©alisĂ© par Alfred Hitchcock en personne, entourĂ© de l’Ă©quipe qui avait Ă©tĂ© chargĂ©e du tournage de Psycho14.
En France, plusieurs de ses nouvelles â genre dans lequel elle excelle aussi15 â ont Ă©tĂ© traduites et proposĂ©es au public adolescent chez Syros, par exemple La mort d’un chien (2001, d’aprĂšs The Ennemy) et Au bord de l’abĂźme (1999, d’aprĂšs Ride with the Executioner).
Claude Chabrol a librement adaptĂ© trois des romans de Armstrong: La Rupture (1970), d’aprĂšs The Balloon Man, film noir psychĂ©dĂ©lique (et, pour cette raison, un plus colorĂ© que de coutume), Masques (1976) ainsi que Merci pour le chocolat (avec Isabelle Huppert et Jacques Dutronc, 2000) d’aprĂšs The Chocolat Cobweb16. Grand admirateur de son Ćuvre, Chabrol lui a rendu un hommage ambigu en la qualifiant de l’« une des rares vĂ©ritables sorciĂšres des temps modernes ».
Pour avoir lu et vu tour Ă tour ces romans et leurs adaptations cinĂ©matographiques â vraiment trĂšs libres â de Chabrol, jâadhĂšre plus que jamais au club des zĂ©lotes portant les tee-shirts sur lesquels on peut lire: « The Book Was Better »17. En particulier au sujet du film La Rupture, je crois mĂȘme pouvoir affirmer qu’il s’agirait dâun cas extrĂȘme de cette condition18. C’est donc une invitation Ă relire Charlotte Amstrong sans rĂ©serve (et sans plus de droits rĂ©servĂ©s!) ou Ă recrĂ©er des adaptations plus heureuses †si tant est que le genre autorise une telle issue.
Domaine public
Au Canada, toute lâĆuvre de Charlotte Armstrong sâĂ©lĂšve dans le domaine public Ă compter du 1er janvier 2020. Voici les titres de sa production romanesque:
- Lay On, Mac Duff! (1942)
- The Case of the Weird Sisters (1943)
- The Innocent Flower (1945)
- The Unsuspected (1945)
- The Chocolate Cobweb (1948)
- Mischief (1951)
- The Black-Eyed Stranger (1952)
- Catch-as-Catch Can (1953)
- The Trouble in Thor (1953)
- The Better to Eat You (1954)
- The Dream Walker (1955)
- A Dram of Poison (1956) (Edgar Award)
- The Albatross (1957)
- Incident at a Corner (1957)
- The Seventeen Widows of Sans Souci (1959)
- The Girl With A Secret (1959)
- Something Blue (1959)
- Then Came Two Women (1962)
- The One-Faced Girl (1963)
- The Mark of the Hand (1963)
- Whoâs Been Sitting in My Chair? (1963)
- A Little Less Than Kind (1964)
- The Witchâs House (1964)
- The Turret Room (1965)
- Dream of Fair Woman (1966)
- I See You (1966)
- Gift Shop (1967)
- The Balloon Man (1968)
- Lemon in the Basket (1968)
- Seven Seats to the Moon (1969)
- The Protege (1970)
Nouvelles et scénarios: voir « Charlotte Armstrong » sur Wikipedia.
Bibliographie
- Burke, J. (2007). The last word: The mean streets of the suburbs, the kindness of strangers-A tribute to charlotte armstrong. Clues, 25 (4), 65-69.
- Cypert, R. (2008). The virtue of suspense: The life and works of charlotte armstrong Susquehanna UP, Selinsgrove, PA.
- MesplĂšde, Claude (dir.). (2003). « Charlotte Armstrong ». Dictionnaire des littĂ©ratures policiĂšres. vol. 1: A â I, Nantes, Joseph K, coll. « Temps noir », p. 92-93.
Notes et liens complémentaires
- Garnier, Caroline. (s.d.). Les femmes auteures investissent le genre du roman policier : âA nous les flingues, Guys !â. RĂ©sumĂ© des interventions du colloque « Critiques fĂ©ministes des savoirs: crĂ©ations, militantismes, recherches« ». Toulouse (France), 17 mai 2018.
- ibid.
- Ibid.
- MesplĂšde, Claude (dir.). (2003). Dictionnaire des littĂ©ratures policiĂšres. vol. 1: A â I, Nantes, Joseph K, coll. « Temps noir », p. 92.
- Tulard, Jean. (2005). « Charlotte Armstrong » Dans Dictionnaire du roman policier. Fayard, p. 35.
- Milliot, Jim. (15 mai 2018). Penzler Launches New Company to Publish Mystery Classics. Publishers Weekly.
- Penzler, Otto. (2019). Introduction. Dans The Unsuspected. New York: Penzler Publishings, p. ii.
- Ibib, page iii.
- Harper, Ralph. (1969). The World of the Thriller. Cleveland: Case Western Reserve University, p.3 et p. x.
- Penzler, Otto. (2019). Introduction. Dans The Unsuspected. New York : Penzler Publishings, p. iii
- Tulard, Jean. (2005). « Charlotte Armstrong » Dans Dictionnaire du roman policier. Fayard, p. 35.
- Burke, J. (2007). The last word: The mean streets of the suburbs, the kindness of strangers – A tribute to Charlotte Armstrong. Clues, 25(4), p. 66.
- Tomic, Sandra. (1995). « Questing Women: The Feminist Mystery after Feminism ». Dans Feminism in Womenâs Detective Fiction, Ă©ditĂ© par Glenwood Irons. Toronto: University of Toronto Press, p. 47.
- MesplĂšde, Claude (dir.). op. cit., p. 93.
- Tulard, Jean, op. cit.
- MesplĂšde, Claude (dir.), op. cit., p. 92.
- The Book was better. Etsy.
- Hickey, Walt. The 20 Most Extreme Cases Of âThe Book Was Better Than The Movieâ. FiveThirtyEight, 18 novembre 2015.
Illustration
- The Case Of The Weird Sisters (1943). Coward-McCann. New York. 1943.
- Charlotte Armstrong vue par Jean-Pierre Marquis. Licence: Creative Commons Attribution-Non-commercial 4.0
- Affiche du film de Michael Curtiz, The Unexpected, 1947.