« Walter Gropius (18 mai 1883 Ă Berlin â 5 juillet 1969 Ă Boston, Ătats-Unis) est un architecte, designer et urbaniste allemand, naturalisĂ© amĂ©ricain en 1944. Il est le fondateur du Bauhaus, mouvement clĂ© de lâart europĂ©en de lâentre-deux-guerres, qui jette les bases du style international. »1
En 2018, plusieurs manifestations ont eu lieu pour cĂ©lĂ©brer les 100 ans de la fondation de cette Ăcole et de l’utopie incomparable qu’elle explorait: Le Bauhaus. En 2019, nous soulignons les 50 ans de la mort de Walter Gropius, son fondateur, et l’entrĂ©e de son Ćuvre dans le domaine public canadien.
Cinq choses Ă savoir au sujet de Walter Gropius
1. Un cadre conceptuel pour le design: rationalisation, fonctionnalisme et style international
Gropius participe au modernisme en multipliant les expĂ©rimentations qui visent Ă rationaliser l’architecture. Cette rationalisation de lâarchitecture est inspirĂ©e par le modĂšle industriel, le souci de la standardisation et de la production sĂ©rielle (chaĂźnes de montage linĂ©aire et trousses â ou kits â de construction flexible), lâusage de techniques constructives adaptĂ©es Ă ces principes et pratiques, ainsi que le recours Ă des nouveaux matĂ©riaux (bĂ©ton, verre, acier)2.
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- Exemple: La colonie Törten à Dessau, 1926-1927.
Le fonctionnalisme de Gropius tire sa source dans cette approche qui consiste Ă prioriser la rationalisation, comme mĂ©thodologie, sur les considĂ©rations esthĂ©tiques. L’architecture des bĂątiments, en tant que forme, doit exprimer essentiellement la fonction et les usages3.
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- Exemple: l’usine Fagus Ă Alfeld, 1911
- Exemple: l’usine modĂšle du Deutscher Werkbund Ă Cologne, 1914.
L’expression « style international » est apparue dans le catalogue de l’exposition Modern Architecture: International Exhibition qui s’est tenue du 10 fĂ©vrier au 23 mars 1932 au MOMA Ă New York. Walter Gropius fait partie des architectes prĂ©sentĂ©s dans le cadre de cet Ă©vĂ©nement en compagnie notamment de Le Corbusier, Mies van der Rohe et Frank Lloyd Wright. C’est l’ouvrage de Philip Johnson et H.-R. Hitchcock paru dans la foulĂ©e de cette exposition sous le titre The International Style: Architecture since 1922 qui a scellĂ© la fortune de ce terme et l’importance capitale du courant auquel il est associĂ©.4
Selon l’historien Henry-Russell Hitchcock, cette rĂ©fĂ©rence proviendrait du tout premier ouvrage de Walter Gropius publiĂ© en 1925 et intitulĂ© Internationale Architektur dans la collection des « BauhausbĂŒcher »5. Ce style correspond Ă un effort de codification de l’architecture et une consolidation du mouvement moderniste sous l’influence des idĂ©es du Bauhaus. Il dĂ©crit principalement le langage des bĂątiments fonctionnalistes des annĂ©es 20 et 30: des formes rectilignes, des surfaces plates (notamment les toits), de la luminositĂ©, souvent favorisĂ©e par des murs rideaux, et le rejet de l’ornementation. La grande narration du style international fait l’objet d’une relecture critique aujourd’hui6
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- Exemple: Le Pan Am Building de New York (1963).
2. Une pédagogie pour/par le design: Le Bauhaus
Le Bauhaus est abordĂ© comme un style ou un courant artistique, mais il est d’abord et avant une Ă©cole fondĂ©e en 1919, Ă Weimar, autour d’une vision Ă©laborĂ©e par Walter Gropius. Durant les 14 annĂ©es de son existence, l’Ăcole accueillit un arĂ©opage hĂ©tĂ©roclite de crĂ©ateurs et crĂ©atrices aux vues parfois trĂšs Ă©loignĂ©es les unes des autres â Johannes Itten, LĂĄszlĂł Moholy-Nagy, Anni Albers et Josef Albers, Paul Klee, Marianne Brandt, Florence Henri, Theodore Lux Feininger, etc. Du choc des rencontres et de cette vision naĂźtra un projet pĂ©dagogique global, une Ă©cole de pensĂ©e qui survĂ©cut Ă la fermeture de l’Ă©tablissement en 1933 sous la pression du rĂ©gime totalitaire en place.
Le projet reposait sur un objectif de dĂ©cloisonnement des disciplines artistiques que concrĂ©tisait la fusion de lâenseignement des Beaux-Arts et celui des arts dĂ©coratifs (reprĂ©sentĂ© par lâĂcole des arts appliquĂ©s dâHenry Van de Velde)7. Cette intĂ©gration des arts et de l’artisanat, Walter Gropius l’affirme dans le Manifeste du Bauhaus (1919):
« Architectes, sculpteurs, peintres, nous devons tous revenir Ă l’artisanat ! Car l’art n’est pas une âprofessionâ. Il n’existe aucune diffĂ©rence essentielle entre l’artiste et l’artisan [… ] CrĂ©ons donc une nouvelle guilde d’artisans sans les distinctions de classe qui Ă©lĂšvent un barriĂšre arrogante et orgueilleuse entre lâartisan et lâartiste! »8
Le Bauhaus propose un homme nouveau9, une autre maniĂšre d’habiter le monde et d’exister par le biais d’un espace de vie et d’apprentissage en communautĂ©:
« Le Bauhaus est un lieu physique oĂč maĂźtres, apprentis et compagnons vivent ensemble, et oĂč la transmission du savoir se fait autant dans les ateliers ou les salles de classe quâau quotidien…La pratique artistique est permanente.  »10
La libertĂ©, la critique du matĂ©rialisme et la transformation sociale sont au cĆur de cette utopie:
« Le Bauhaus surmonte ces apparentes contradictions car câest avant tout lâesprit de lâĂ©cole qui importe, esprit de libertĂ©, dâinvention, de crĂ©ation et de transmission, que les 250 Ă©tudiants ainsi que les artistes, architectes et designers qui lâont frĂ©quentĂ© ont ensuite transmis tout au long du XXe siĂšcle. Le Bauhaus est une utopie qui, pour faciliter lâĂ©mergence dâune nouvelle sociĂ©tĂ©, a repensĂ© les conditions matĂ©rielles dâexistence. Si cet esprit se prĂȘte particuliĂšrement bien Ă lâAllemagne des annĂ©es 1920, il est universel et permet de rassembler architectes, peintres, cĂ©ramistes, orfĂšvres, etc., vers un but unique : la construction dâun nouvel environnement de vie. Bauhaus vient de bauen, construire, et de Haus, maison. Il sâagit de construire, certes des bĂątiments, mais surtout un environnement total permettant dâamĂ©liorer les conditions de vie de chacun. Proposer, Ă bas prix, des objets fonctionnels et esthĂ©tiques, des bĂątiments Ă©quipĂ©s jusquâau moindre dĂ©tail, en faisant travailler main dans la main artistes, artisans et industriels, est lâambition collective de lâĂ©cole »11.
Le fondement théorique du Bauhaus repose sur le manifeste rédigé par Gropius12 et publié en 1919.
3. La collaboration comme clé de voûte des projets
Ă l’Ăcole, l’approche pĂ©dagogique repose largement sur une conception collaborative des projets. MĂȘme aprĂšs son dĂ©part aux Ătats-Unis en 1937, au moment oĂč il devient directeur du dĂ©partement d’architecture Ă l’UniversitĂ© Harvard et qu’il fonde une nouvelle agence d’architectes, il revendique toujours cette approche. The Architects Collaborative (TAC) rassemble un groupe de sept architectes (Benjamin Thompson, John C. Harkness, Sarah P. Harkness, Norman C. Fletcher, Jean B. Fletcher, Robert S. McMillan, et Louis A. McMillen) qui travaillent ensemble et qui assument Ă©galement un certain anonymat13.
4. Une Ćuvre architecturale et auctoriale comme hĂ©ritage
Selon quelques auteurs, c’est l’hĂ©ritage thĂ©orique, davantage que le legs architectural, qui fait la vĂ©ritable richesse de lâĆuvre de Gropius14. Ă sa mort, Ise Gropius, sa seconde Ă©pouse15, s’est chargĂ©e d’assurer la prĂ©servation du fonds documentaire de son mari. Une partie de cette collection est archivĂ©e Ă la Houghton Library de l’UniversitĂ© Harvard. D’autres archives sont accessibles au musĂ©e du Bauhaus-Archiv, Ă Berlin. Certaines de ces Ćuvres figurent dĂ©sormais sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO16.
5. Une récente controverse
Non seulement assiste-t-on Ă une relecture critique des retombĂ©es et des visĂ©es hĂ©gĂ©monistes du style international, mais des publications rĂ©centes mettent Ă jour la complaisance de certains des principaux protagonistes du Bauhaus â dont Gropius â avec les rĂ©gimes fascistes, que les historiens de l’Ă©poque ont sciemment omis17. On rapporte mĂȘme des propos antisĂ©mites tenues par Gropius et son Ă©pouse Ise18.
Domaine public
Toute lâĆuvre de Walter Gropius (plans, croquis, dessins, manifeste, textes, correspondance…) s’Ă©lĂšvera dans le domaine public canadien dĂšs le 1er janvier 2019.
Le manifeste du Bauhaus : une nouvelle traduction19
Le but ultime de tous les arts visuels est la construction complĂšte! Orner les bĂątiments Ă©tait autrefois la fonction la plus noble des beaux-arts; ceux-ci constituaient alors les composantes indispensables d’une grande architecture. Aujourd’hui, les arts sont isolĂ©s et ne pourront ĂȘtre sauvĂ©s que par lâeffort conscient et la collaboration de tous les artisans. Architectes, peintres et sculpteurs doivent reconnaĂźtre cet enjeu et apprendre Ă saisir le caractĂšre composite d’un bĂątiment Ă la fois en tant qu’entitĂ© et dans ses diffĂ©rentes parties. C’est Ă cette condition seulement que leur travail sera imprĂ©gnĂ© de l’esprit architectonique qu’il a perdu en tant qu’« art de salon ».
Les anciennes Ă©coles d’art n’ont pas rĂ©ussi Ă rĂ©aliser cette unitĂ©; comment le pourraient-elles, puisque l’art ne peut pas ĂȘtre enseignĂ©. Les arts doivent dĂ©sormais converger vers l’atelier. Le monde du dessin et de la peinture doit devenir un monde de bĂątisseurs. Quand les jeunes qui prennent plaisir Ă la crĂ©ation artistique entameront leur vie de travailleur, la figure de lâartiste improductif ne sera plus condamnĂ©e et associĂ©e Ă une forme dĂ©ficiente de talent artistique mais, au contraire, leurs compĂ©tences seront dĂ©sormais prĂ©servĂ©es par ces mĂ©tiers oĂč ils pourront atteindre l’excellence.
Architectes, sculpteurs, peintres, nous devons tous revenir Ă l’artisanat! Car l’art n’est pas une « profession ». Il n’existe aucune diffĂ©rence essentielle entre l’artiste et l’artisan. L’artiste est un artisan exaltĂ©. C’est par la grĂące du ciel que, dans ses rares moments d’inspiration, et transcendant la conscience de sa volontĂ©, son Ćuvre se fait art. Mais la compĂ©tence dans un mĂ©tier est essentiel pour tout artiste. C’est lĂ que rĂ©side la principale source de l’imagination crĂ©atrice.
CrĂ©ons donc une nouvelle guilde d’artisans sans les distinctions de classe qui Ă©lĂšvent un barriĂšre arrogante et orgueilleuse entre lâartisan et lâartiste! Ensemble, dĂ©sirons, concevons et crĂ©ons une nouvelle structure pour le futur en rĂ©unissant l’architecture et la sculpture et la peinture et que cette unitĂ© fasse sâĂ©lever un jour vers le ciel les mains d’un million de travailleurs comme le symbole cristallin d’une nouvelle foi.
Walter Gropius
Weimar, Avril, 1919
Sources bibliographiques
- Herbert Bayer. Bauhaus, 1919-1928. nEW yORKÂ : MOMA, 1938.
- Ăva ForgĂĄcs. The Bauhaus Idea and Bauhaus Politics. Budapest : Central European University Press, 2012.
- Gilbert Lupfer et Paul Sigel. Gropius, 1883-1969 : Propagandist der neuen Form. Köln : Taschen, 2004.
- Hans M. Wingler. Bauhaus: Weimar, Dessau, Berlin, Chicago. Cambridge, Mass. : MIT Press, 1976.
Notes et liens complémentaires
- Voir l’article « Walter Gropius » dans l’encyclopĂ©die libre WikipĂ©dia.
- Atli Seelow. The Construction Kit and the Assembly Line â Walter Gropiusâ Concepts for Rationalizing Architecture. DO â 10.20944/preprints201811.0059.v1. 2018.
- Reem Weda. Beautiful & useful: Bauhaus and Walter Gropius. Europeana Blog. 22 mai 2019.
- Henry-Russell Hitchcock et Philip Johnson. Le Style International. Marseille : Ăditions ParenthĂšses, 2001.
- Henry-Russell Hitchcock. Architecture: Nineteenth and Twentieth Centuries, p. 487. Baltimore : Penguin Books, 1958.
- Mark Alan Hewitt. Was Modernism Really International? A New History Says No. Common Hedge, 14 novembre 2018.
- Herbert Bayer. Bauhaus, 1919-1928. [PDF, 42 Mo]. New York : MOMA, 1938.
- Walter Gropius. Bauhaus Manifesto and Program. Avril 1919 (traduction: M. D. Martel, 2019). [lire en ligne]
- Alain Findeli. « La tradition du Bauhaus peut-elle nous instruire aujourdâhui? », in G. Hickey (dir.), Common Ground: Contemporary Craft, Architecture and the Decorative Arts, Canadian Museum of Civilization, p. 29-44. Hull, QueÌbec : Canadian Museum of Civilization, 1999.
- Laurence Monier. Vivre au Bauhaus: crĂ©er, enseigner, transmettre. Catalogue de lâexposition « LâEsprit du Bauhaus ». Paris : MusĂ©e des arts dĂ©coratifs, 2017.
- Laurence Monier (op. cit.)
- op. cit. (voir note 8).
- Michael Kubo. Architecture Incorporated: Authorship, Anonymity, and Collaboration in Postwar Modernism. [Mémoire]. Cambridge, Mass. : MIT (Dep. of Architecture), 2018.
- H.F. Koeper. Walter Gropius. Encyclopedia Britannica, 9 décembre 2019.
- qui Ă©tait aussi l’archiviste, l’interprĂšte de son mari et la promotrice de son Ćuvre (voir Katy Kelleher, The Forgotten Story of âMrs. Bauhausâ, Artsy.net, 7 septembre 2018).
- Cités du modernisme de Berlin. Convention du patrimoine mondial (UNESCO).
- Xavier de Jarcy. Ces artistes du Bauhaus qui ont flirtĂ© (ou pire) avec les nazis, TĂ©lĂ©rama, 16 novembre 2016 â Benjamin Ivry. A Bauhausful of Antisemites. Forward, 10 novembre 2009.
- Rebecca Watson. Growing up in the Bauhaus (section « Henry Isaacs »). Financial Times, 5 avril 2019.
- Walter Gropius. Bauhaus Manifesto and Program (1919). Traduit par Marie D. Martel le 13 décembre 2019.
Illustration
- Walter Gropius. Photographe: Carl Heinrich Louis Held (1851-1927). Domaine public. Source: Wikimedia Commons.
- Le MetLife Building (anciennement: Pan Am Building) vu du 101, Park Avenue (New York). Auteur: Postdlf. Licence: CC-BY 3.0. Source: Wikimedia Commons.
- Siegfried Tschierschky/ K. Grohmann. Walter Gropius (1955). Buste érigé dans le hall d'entrée du bùtiment principal de l'Université Bauhaus de Weimar. Photo: Hans Weingartz. Licence: CC-BY 2.0. Source: Wikimedia Commons.