Les biais systĂ©miques, vous connaissez? Voici un cas particulier bien documentĂ© et indĂ©niable: lâeffet Matilda ou le « dĂ©ni systĂ©matique de la contribution des femmes scientifiques Ă la recherche »1. Il a Ă©tĂ© mis Ă jour par lâhistorienne des sciences Margaret W. Rossiter2 dans les annĂ©es 1990. Il suffit de regarder les statistiques des prix Nobel pour s’en convaincre3 : seulement 4 % d’entre eux ont Ă©tĂ© attribuĂ©s Ă des femmes, la plupart pour des Nobel de la paix ou de la littĂ©rature. En ce qui a trait aux domaines scientifiques, câest en physiologie et en mĂ©decine quâelles en reçoivent le plus. De 1948 Ă 1962, pĂ©riode mieux connue sous le nom de « Guerre froide », aucune femme n’a reçu ce prix prestigieux. Ă lâĂ©poque, on considĂšre qu’il faut mettre de lâavant des « figures fortes »âŠ
Une femme scientifique exceptionnelle
Lise Meitner est une physicienne, nĂ©e autrichienne en 1878 et morte suĂ©doise en 1968, qui a, entre autres, contribuĂ© de maniĂšre essentielle Ă la comprĂ©hension du phĂ©nomĂšne de la fission nuclĂ©aire â oui, la fission nuclĂ©aire4, celle-lĂ mĂȘme qui a menĂ© aux horreurs dâHiroshima et de Nagasaki5. En 1944, son collĂšgue et collaborateur, le chimiste allemand Otto Hahn, a reçu le prix de Nobel de chimie pour cette dĂ©couverte qui a changĂ© la face du monde. Elle ne sâen est jamais formalisĂ©e, probablement parce quâelle sâĂ©tait dissociĂ©e dĂšs le dĂ©part des applications militaires potentielles de la fission, refusant pour des raisons morales de se joindre au groupe de scientifiques rĂ©uni Ă Los Alamos afin de mettre au point la bombe atomique. Des scientifiques, comme Hahn ou encore comme Werner Heisenberg6, qui sont restĂ©s en Allemagne et nâont offert quâune rĂ©sistance passive au rĂ©gime hitlĂ©rien, ont sĂ©vĂšrement critiquĂ© sa dĂ©cision.
Le destin de Lise Meitner est tout sauf banal. Elle naĂźt Ă Vienne, dans une famille de huit enfants, dont cinq filles. Son pĂšre, Philipp Meitner, l’un des premiers avocats juifs d’Autriche et un maĂźtre d’Ă©checs7, encourage tous ses enfants Ă poursuivre des Ă©tudes. LâAutriche est un pays singulier: dĂšs 1897, il ouvre les portes de ses universitĂ©s aux femmes. Il nâest pas pour autant facile dây entrer. Il faut passer des examens, ce que fit Lise Meitner en 1901, dĂ©crochant ainsi son admission Ă lâUniversitĂ© de Vienne.
La jeune femme sâintĂ©resse rapidement Ă la physique et sâinscrit aux cours du cĂ©lĂšbre physicien Ludwig Boltzmann8, grand dĂ©fenseur de l’hypothĂšse atomique. Elle complĂšte sa thĂšse de doctorat en 1905 sous la direction du physicien expĂ©rimentateur Franz-Serafin Exner9. Elle obtient la plus haute mention et le titre de docteur lui est confĂ©rĂ© en 1906. Cette annĂ©e-lĂ , elle est l’une des deux seules femmes Ă se voir dĂ©cerner un doctorat Ă Vienne10.
Trente ans de collaboration avec Otto Hahn
Câest lors d’un sĂ©jour Ă Berlin quâelle rencontre Otto Hahn, jeune chimiste Ă la recherche dâun physicien pour complĂ©ter son Ă©quipe de recherche. Elle collabora avec lui pendant les trente annĂ©es suivantes. MalgrĂ© sa formation et son diplĂŽme, elle devient en 1912 son assistante sans salaire, au dĂ©partement de radiochimie de la sociĂ©tĂ© Kaiser-Wilhelm pour lâAvancement des sciences. Elle dĂ©croche toutefois un emploi salariĂ© peu de temps aprĂšs alors quâelle devient lâassistante de Max Planck11. Ce statut est de courte durĂ©e cependant, car elle devient associĂ©e au mĂȘme Institut Kaiser-Wilhelm en 1913.
AprĂšs avoir travaillĂ© comme infirmiĂšre durant la premiĂšre Guerre mondiale, Lise Meitner prend la direction du dĂ©partement de physique de lâInstitut Kaiser-Wilhelm en 1917, obtenant ainsi un statut Ă©quivalent Ă celui dâOtto Hahn. Elle y restera jusquâen 1938, annĂ©e oĂč elle quitte lâAllemagne pour aller se rĂ©fugier Ă Stockholm, en SuĂšde. Ătant donnĂ© quâelle est juive, cette derniĂšre date peut sembler tardive, car dĂšs 1933, aprĂšs la prise de pouvoir dâHitler, les juifs occupant un emploi de service public doivent dĂ©missionner de leur poste. LâInstitut Kaiser Wilhelm appartenant Ă une fondation privĂ©e, il est soustrait Ă la loi hitlĂ©rienne. Cela ne dura cependant pas longtemps. En 1937, le gouvernement prend le contrĂŽle de lâinstitut.
Lise Meitner, Ă©tant Autrichienne, est encore protĂ©gĂ©e grĂące Ă sa nationalitĂ©. Arrive finalement lâAnschluss12 en mars 1938 et sa position devient clairement intenable. Elle fuit lâAllemagne en juin 1938, passe par les Pays-Bas et va sâinstaller en SuĂšde. Elle y travaillera jusquâen 1960 et obtiendra la nationalitĂ© en 1949. Elle ira ensuite vivre en Angleterre jusquâĂ sa mort en 1968.
Un exemple criant de l’effet Matilda
Les contributions scientifiques de Lise Meitner sont nombreuses et importantes. Mentionnons la dĂ©couverte de plusieurs isotopes ainsi que du protactinium13, Ă©lĂ©ment chimique de numĂ©ro atomique 91, qui provient de la dĂ©sintĂ©gration de lâuranium 235. Elle travaille en physique nuclĂ©aire, domaine dans lequel elle fait figure de pionniĂšre. Ce faisant, elle dĂ©couvre ce quâon appelle aujourdâhui lâeffet Auger, Pierre Auger lâayant dĂ©couvert indĂ©pendamment et apparemment avant elle14.
Ses Ă©tudes des rĂ©actions nuclĂ©aires, qui mĂšneront Ă la dĂ©couverte de la fission nuclĂ©aire, constituent son apport le plus important. Les circonstances politiques et lâeffet Matilda la priveront nĂ©anmoins de la reconnaissance quâelle mĂ©ritait. Câest en effet elle qui suggĂšre Ă Otto Hahn une sĂ©rie de nouvelles expĂ©riences, alors quâelle est en rĂ©fugiĂ©e en SuĂšde. Hahn effectue ces expĂ©riences en collaboration avec Fritz Strassmann15 et tous deux rĂ©ussissent Ă produire du baryum16 en bombardant de lâuranium avec des neutrons. Lorsque vient le moment de publier lâarticle qui annonce ces rĂ©sultats, Hahn et Strassmann ne peuvent inclure le nom de Meitner en raison de la situation politique en Allemagne. Lâeffet Matilda fait le reste.
Enfin, la consécration!
Dr Meitner a heureusement reçu de nombreux prix et rĂ©compenses. Deux cratĂšres â un sur la Lune, lâautre sur VĂ©nus â portent son nom, de mĂȘme quâun astĂ©roĂŻde17. LâĂ©lĂ©ment atomique 109, le meitnerium18, nous rappelle son rĂŽle dans lâhistoire de la physique moderne. Lorsqu’on compare la liste de ses rĂ©compenses Ă celle de Hahn, on ne peut que constater l’Ă©cart entre les deux.
Le comitĂ© Nobel aurait reçu sa candidature pas moins de 48 fois (!19) dont celle de 1948, semble-t-il, proposĂ©e par Hahn lui-mĂȘme. L’effet Matilda est certainement plus subtil mais non moins rĂ©el que la fission nuclĂ©aire.
Domaine public
Toute les Ă©crits originaux incluant les publications scientifiques20 de Lise Meitner entrent dans le domaine public canadien le 1er janvier 2019. Certains devront attendre que les droits de ses co-auteurs expirent Ă©galement, mais ce ne sera pas le cas pour les publications qu’elle a co-signĂ©es avec Otto Hahn, puisque celui-ci est Ă©galement dĂ©cĂ©dĂ© en 1968.
Sources et références
- Wikipedia (fr) : Lise Meitner
- Wikipedia (en) : Lise Meitner
- Wikipedia (de) : Lise Meitner
- Max-Planck-Gesellschaft (en) : Lise Meitner
- German Patent and Trade Mark Office (en) : Lise Meitner
- Photoniques (fr) : Lise Meitner
Notes et liens complémentaires
- Wikipedia (fr): Effet Matilda.
- Wikipedia (fr): Margaret W. Rossiter.
- Wikipedia (fr): Place des femmes dans l’attribution du prix Nobel.
- La fission nuclĂ©aire (Wikipedia) est le phĂ©nomĂšne par lequel un noyau atomique « lourd » est scindĂ© en deux, ce qui provoque l’Ă©mission de neutrons et un dĂ©gagement d’Ă©nergie trĂšs important.
- Wikipedia (fr): Bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki
- Wikipedia (fr): Werner Heisenberg.
- Wikipedia (en): Philipp Meitner
- Wikipedia (fr): Ludwig Boltzmann.
- Wikipedia (fr): Franz-Serafin Exner.
- « Mme Lise Meitner peut se comparer à « Mme Curie » ». Le Soleil, Québec, 5 juin 1964, page 16. [lire en ligne]
- Wikipedia (fr): Max Planck.
- LâAnschluss est le terme allemand qui dĂ©signe l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938 (Wikipedia).
- Le protactinium est un mĂ©tal gris-argent dont l’isotope 231 prĂ©cĂšde l’actinium dans la chaĂźne de dĂ©sintĂ©gration radioactive de l’uranium 235 (Wikipedia).
- Ce phĂ©nomĂšne est utilisĂ© pour faire des analyses Ă©lĂ©mentaires de surface. Il a Ă©tĂ© Ă©tudiĂ© par Lise Meitner et Pierre Auger Ă la mĂȘme Ă©poque, mais une Ă©tude sur les publications des deux chercheurs en confirme cependant l’attribution Ă Pierre Auger (Wikipedia).
- Wikipedia (fr): Fritz Strassmann.
- Le baryum (Wikipedia) est un mĂ©tal qui s’enflamme facilement et que l’eau nâĂ©teint pas â au contraire, elle le fait exploser!
- Voir les homonymies sur Wikipedia.
- Le meitnerium (Wikipedia) fut synthĂ©tisĂ© pour la premiĂšre fois en 1982 mais la controverse concernant l’appellation des Ă©lĂ©ments 101 Ă 109 ne fut rĂ©solue qu’en 1997.
- Voir les archives de nomination des Prix Nobel.
- Une liste de publications de (et sur) Lise Meitner est disponible dans le catalogue bibliothécaire mondial WorldCat: Meitner, Lise 1878-1968.
Illustration
- Lise Meitner enseignant Ă la Catholic University de Washington en 1946. Wikimedia Commons (domaine public).
- « Lise la timide, candidate au doctorat » (sic) à Vienne, en 1906. Wikimedia Commons (domaine public).
- Groupe de scientifiques participant au 7Ăšme CongrĂšs de Solvay, Ă Bruxelles, en 1933: 40 hommes + 3 femmes. Wikimedia Commons (domaine public).