Nous soulignons cette annĂ©e le cinquiĂšme anniversaire du Calendrier de l’avent du domaine public đ Ădition quĂ©bĂ©coise en cĂ©lĂ©brant cinq figures de femmes dont les Ćuvres appartenaient dĂ©jĂ au domaine public canadien avant le dĂ©marrage du projet. JosĂ©phine Marchand, nĂ©e en 1861 et dĂ©cĂ©dĂ©e en mars 1925, est la seconde d’entre elles.
Au tournant du 19e siĂšcle, JosĂ©phine Marchand est une personnalitĂ© canadienne et une figure littĂ©raire de premier plan. Elle mĂšne une carriĂšre de journaliste comme chroniqueuse et confĂ©renciĂšre prisĂ©e. Elle est l’autrice de quelques Ćuvres publiĂ©es †principalement dramaturgiques. AssociĂ©e au courant libĂ©ral sur l’Ă©chiquier politique, son engagement, Ă la fois par le biais de diverses formes de prise de parole et par les positions progressistes qu’elle dĂ©fend, lui assure une place notable dans l’histoire du fĂ©minisme quĂ©bĂ©cois.
Je voudrais profiter de l’occasion que nous offre cette cĂ©lĂ©bration de lâĆuvre de JosĂ©phine Marchand pour proposer quelques ajustements concernant sa biographie et son rĂŽle en tant que rĂ©formatrice dans l’histoire de l’Ă©ducation et de la lecture publique au QuĂ©bec.
Notes biographiques
Joséphine-Hersélie-Henriette Marchand1 naßt à Saint-Jean-sur-Richelieu le 5 décembre 1861. Elle est la fille de Félix-Gabriel Marchand, premier ministre de la province de Québec de 1897 à 1900, et de Hersélie Turgeon2. Elle occupe le quatriÚme rang dans cette famille de sept enfants3.
En 1886, en la paroisse Saint-Jean-lâĂvangĂ©liste de cette ville, elle Ă©pouse Raoul Dandurand, politicien libĂ©ral, sĂ©nateur de 1898 Ă 1942 et qui a participĂ© Ă la fondation de la SociĂ©tĂ© des Nations4. Le couple habite MontrĂ©al sur la rue Crescent, puis sur la rue Sherbrooke. Une fille, Gabrielle Dandurand, naĂźt de cette union. AprĂšs une longue maladie qui l’amĂšne Ă rĂ©duire ses activitĂ©s dĂšs 1907, JosĂ©phine Marchand meurt le 2 mars 1925 Ă MontrĂ©al. Elle repose au cimetiĂšre Notre-Dame-des-Neiges4.
Ăducation et parcours intellectuel
Le contexte familial dans lequel JosĂ©phine Marchand Ă©volue est privilĂ©giĂ© et propice au dĂ©veloppement de son intĂ©rĂȘt et de ses capacitĂ©s littĂ©raires. Dans son journal, elle souligne Ă cet Ă©gard l’influence de sa mĂšre †qui a Ă©tudiĂ© au couvent de Saint-Roch, Ă QuĂ©bec4. En puisant dans la bibliothĂšque familiale, elle peut frĂ©quenter une diversitĂ© d’auteurs canadiens et français telles que Benjamin Sulte, Joseph Marmette, Arthur Buies, Faucher de Saint-Maurice, Alphonse de Lamartine, Victor Hugo, Guy de Maupassant, etc. Son pĂšre n’est pas seulement notaire de formation et politicien; il est aussi un Ă©crivain de renom qui a fondĂ©, en 1860, un journal dotĂ© d’une orientation libĂ©rale: le Franco-Canadien †qui existe encore aujourd’hui sous le nom de Le Canada français.
JosĂ©phine Marchand Ă©tudie chez les Dames de la CongrĂ©gation de Notre-Dame qui sont Ă©tablies dans sa ville natale5. DĂšs son adolescence, elle s’adonne au « journalisme publique » (comme elle dĂ©signe elle-mĂȘme cette activitĂ©) et Ă©crira toute sa vie des articles dans des journaux et des revues notamment le Franco-Canadien, la Patrie et lâOpinion publique, le Monde illustrĂ© (1898â1900), le Journal de Françoise (1902â1909) et La Revue moderne (1920â1921)4.
Elle devient Ă©ditrice en 1893 en mettant sur pied la premiĂšre revue quĂ©bĂ©coise destinĂ© aux femmes, Le Coin du feu6, un mensuel qui sera publiĂ© jusqu’en dĂ©cembre 1896 avec certains contributrices et contributeurs rĂ©putĂ©(e)s: FĂ©licitĂ© Angers, Marie GĂ©rin-Lajoie Lacoste, Jules Simon, Paul Bourget4. Dans le Dictionnaire biographique du Canada, la nature de ses Ă©crits, Ă titre de rĂ©dactrice, et ceux de quelques uns de ses pseudonymes (Mme Dandurand, Marie Vieuxtemps, MĂ©tĂ©ore) y sont exposĂ©es:
« une chronique rĂ©guliĂšre qui paraĂźt en tĂȘte du magazine sous son nom de femme mariĂ©e, Mme Dandurand; les âTravers sociauxâ, chroniques signĂ©es Marie Vieuxtemps et consacrĂ©es Ă dĂ©cortiquer les travers de la sociĂ©tĂ© bourgeoise; et les articles de MĂ©tĂ©ore, oĂč elle traite de la littĂ©rature et de la langue française. Cette tribune lui permet dâaborder ses sujets de prĂ©dilection, dont la littĂ©rature, les rapports au sein de la famille, le fĂ©minisme, lâĂ©veil intellectuel des femmes et la politique. En dĂ©cembre 1893, par exemple, la rĂ©dactrice publie lâopinion de quelques personnes, notamment de sa mĂšre, de FĂ©licitĂ© Angers, de Joseph-IsraĂ«l Tarte et dâArthur Buies, Ă propos du droit de vote des femmes. Des rubriques consacrĂ©es Ă la cuisine, la mode, lâhygiĂšne et la santĂ©, des textes destinĂ©s aux enfants, des poĂšmes et des illustrations font aussi partie de la trentaine de pages que compte chaque numĂ©ro. »4
En tant qu’autrice, on lui connaĂźt sept Ćuvres publiĂ©es: Contes de NoĂ«l (sous le pseudonyme de Josette et prĂ©facĂ© par FrĂ©chette, 1889), Ce que pensent les fleurs (1895), Rancune (1896), La Carte postale (1896), Nos travers (qui rassemble certains de ses articles et confĂ©rences, 1901), Les Victimes de l’idĂ©al (non datĂ©) sans compter le journal intime qu’elle rĂ©dige Ă partir du 18 juillet 1979 Ă l’Ăąge de 17 ans:
« Je prends ce soir, une subite résolution: celle de tenir un journal, miroir de mes impressions. »
Elle poursuit l’Ă©criture de son journal jusqu’en 1900. Ce texte offre en effet un miroir remarquable sur son autrice, mais aussi sur la bourgeoise quĂ©bĂ©coise et la classe politique dominante du 19e siĂšcle. Raoul Dandurand n’aura accĂšs Ă ce journal qu’au lendemain de sa mort; il sera publiĂ© en 2000 aux Ăditions de la Pleine Lune7. Avec FĂ©licitĂ© Angers (alias Laure Conan), JosĂ©phine Marchand est une des rares actrices de l’Ă©cosystĂšme littĂ©raire quĂ©bĂ©cois de cette Ă©poque8.
Engagement social et féminisme
L’Ă©ducation et le dĂ©veloppement social constituent le moteur de son action publique. Elle s’implique dans le milieu associatif notamment au Conseil national des femmes du Canada. Dans le cadre de cette fonction, elle prononce de nombreuses confĂ©rences sur les droits des femmes. Elle est dĂ©lĂ©guĂ©e du Canada Ă Paris et invitĂ©e, aux cĂŽtĂ©s de Robertine Barry, Ă reprĂ©senter les Canadiennes lors de lâExposition universelle Ă lâĂ©tĂ© de 19009. Elle participe Ă la fondation en 1902 de la section fĂ©minine de lâAssociation Saint-Jean-Baptiste de MontrĂ©al et Ă celle du premier collĂšge classique de filles au QuĂ©bec (1908), l’Ăcole d’enseignement supĂ©rieur pour les filles, fondĂ©e par mĂšre Sainte-Anne-Marie de la CongrĂ©gation Notre-Dame de MontrĂ©al4. Elle prĂȘte son soutien Ă la Croix-Rouge et au Don patriotique en temps de guerre10. Le gouvernement français lui dĂ©cerne en 1898 le titre dâ« officier dâacadĂ©mie » pour sa contribution Ă la dĂ©fense de la culture française en AmĂ©rique9.
Comme le souligne Edmond Robillard dans la notice biographique qui ouvre le Journal intime, on doit aussi Ă JosĂ©phine Marchand l’Ćuvre des livres gratuits, qui aurait dĂ©marrĂ© en 1892 et « qui distribua des milliers de livres aux institutrices du QuĂ©bec ne possĂ©dant pas de bibliothĂšques. »9
Une apprĂ©ciation plus juste de l’Ćuvre des livres gratuits
Dans un premier, je voudrais revenir sur certains extraits du journal de JosĂ©phine Marchand qui abordent cet engagement particulier: l’Ćuvre des livres gratuits11. Ses biographes insistent le plus souvent sur sa carriĂšre littĂ©raire et tendent Ă prĂ©senter l’Ćuvre des livres gratuits comme une activitĂ© relativement pĂ©riphĂ©rique. Or, la lecture de son journal suggĂšre une apprĂ©ciation diffĂ©rente et plus significative de l’importance de cette Ćuvre dans son projet de vie et mĂȘme dans l’histoire sociale du QuĂ©bec.
L’Ćuvre des livres gratuits est Ă©galement mentionnĂ©e dans le Dictionnaire biographique du Canada qui constitue l’une des principales sources biographiques sur JosĂ©phine Marchand †mais on y indique la date de 1898, plutĂŽt que 1892, pour la fondation de celle-ci8. C’est probablement moins une erreur qu’une imprĂ©cision, si l’on se fie Ă Edmond Robillard. En effet, bien que la principale intĂ©ressĂ©e rĂ©fĂšre Ă cette activitĂ© pour la premiĂšre fois en 1898 dans son journal, cet expert prĂ©cise bien qu’elle a entrepris ces activitĂ©s en 1892 dans une note. Le fait est que le journal de JosĂ©phine Marchand ait Ă©tĂ© interrompu entre le 17 aoĂ»t 1889 et le 13 dĂ©cembre 1895, une pĂ©riode de prĂšs de six ans au cours duquel l’Ćuvre des livres gratuits aurait Ă©tĂ© instituĂ©e et dĂ©veloppĂ©e sans le recours au journal pour en tĂ©moigner.
Quoiqu’il en soit, c’est dans le numĂ©ro de janvier 1896 du Coin du feu que l’Ă©ditrice aurait Ă©voquĂ© publiquement, pour la premiĂšre fois, ce projet12. Et c’est bien en date du 10 janvier 1898 qu’elle rĂ©fĂšre pour la premiĂšre fois Ă LâĆuvre des livres gratuits, dĂ©crivant ainsi ses activitĂ©s de distribution de livres chez « les pauvres »:
« Il est assez singulier, en dĂ©pit de ma paresse innĂ©e, que je me sente mal Ă l’aise et agitĂ©e quand je ne fais rien d’utile. C’est pour me tranquilliser vis-Ă -vis de moi-meÌme que j’entreprends, aprĂšs-demain, la distribution des livres aux pauvres. J’ai besoin de me fixer des Ă©chĂ©ances pour me forcer Ă marcher; et de mettre en branle des machines, qui me poussent. Je dois m’avouer que je vaux mieux pour l’inspiration que pour l’exĂ©cution. »
Edmond Robillard prĂ©cise Ă©galement dans une note qu’elle fait venir les livres de France pour ensuite les distribuer gratuitement dans les Ă©coles et les milieux dĂ©favorisĂ©s du QuĂ©bec10. Il s’agit d’une vĂ©ritable « entreprise », comme elle la dĂ©signe elle-mĂȘme, qui suppose la mise en place d’un rĂ©seau de distribution et de relations outremer, en plus d’une organisation qui assure ensuite l’expĂ©dition des livres Ă l’Ă©chelle du territoire quĂ©bĂ©cois:
« 12 avril 1898: J’ai lieu de me fĂ©liciter tout particuliĂšrement de la venue de M. Doumic Ă MontrĂ©al, puisqu’il a pris connaissance de l’Ćuvre des livres gratuits Ă laquelle j’ai eu le bonheur de l’intĂ©resser. De toutes les personnes qui l’ont reçu, Mme Alfred Thibaudeau est la seule qui m’ait invitĂ©e Ă rencontrer le visiteur français. C’est lĂ que j’ai pu placer, Ă propos, un mot sur mon entreprise. Il vint, le lendemain, Ă notre bureau, assister Ă l’une de nos distributions et nous promit alors un cordial appui en France. »
Quelques semaines plus tard, elle revient sur le sujet de l’Ćuvre et notamment de la correspondance qu’elle entretient avec les abonnĂ©s, sur lesquels l’organisation du systĂšme repose. Une initiative dont les bienfaits, suggĂšre-t-elle, a l’heur de satisfaire, par procuration, les inclinations charitables de sa mĂšre:
« 29 avril 1898, Vendredi †… Il y a une ressource chez maman qu’on n’aurait pas chez une personne moins intelligente; qu’on lui mette un beau livre dans les mains, et la voilĂ parfaitement heureuse! En ce moment elle lit, avec un gouÌt passionnĂ©, Les Femmes cĂ©lĂšbres de Sainte-Beuve. Entre-temps, elle prend connaissance de ma correspondance avec mes abonnĂ©s de l’Ćuvre des livres gratuits, et cela achĂšve de l’enchanter. Le spectacle de l’activitĂ© des autres a toujours Ă©tĂ©, pour elle, une jouissance. Il faut Ă son aÌme apostolique, et Ă son caractĂšre inquiet mais paresseux, la sensation qu’il se fait quelque chose autour d’elle. »
Un peu plus tard au cours du printemps, elle dĂ©crit dans son journal la consolidation de son entreprise, notamment grĂące Ă l’appui qu’elle rĂ©ussit Ă obtenir de la part du gouvernement pour le transport des ouvrages, de mĂȘme qu’au soutien qui se confirme du cĂŽtĂ© de ses collaborateurs français. On notera que certains passages suggĂšrent qu’elle se charge en personne de la distribution physique des livres. Elle prĂ©cise, en outre, dans l’entrĂ©e qui suit, qu’elle fait de cet engagement « sa seule occupation », ce qui Ă©tablit assez explicitement l’importance de l’Ćuvre dans son action publique, du moins Ă cette pĂ©riode de sa vie:
« 12 mai 1898. Jeudi. – Un petit bout de Journal, aujourd’hui, puisque je suis dans « mes Ă©critures ». Toute la matinĂ©e, j’ai correspondu avec des gens de France pour leur annoncer le privilĂšge que je viens d’obtenir du gouvernement fĂ©dĂ©ral: le transport gratuit de tous les livres et journaux qu’on nous enverra de France.
Nous sommes vraiment arrivĂ©s, Raoul et moi, Ă un joli degrĂ© de puissance, pour le bien public. Rien ne m’est refusĂ© de ce que je demande, soit aux journaux, soit au Gouvernement, soit aux hommes publics. Il est vrai que je ne demande rien pour nous, et pas d’argent. Je veux profiter de ce bon moment pour Ă©tablir solidement l’Ćuvre des livres gratuits si utile et si bienfaisante, surtout au point de vue intellectuel.
M. Tarte m’a Ă©crit qu’il avait eu une longue confĂ©rence avec RenĂ© Doumic au sujet des envois de France. Maintenant, M. Jusserand, avec lequel M. Kleczhowski m’a mise en relation, m’assure aussi de son dĂ©vouement. J’en fais ma seule occupation, espĂ©rant que l’assiduitĂ© de mon travail supplĂ©era Ă l’habiletĂ© qui me manque. »
On constate que de nombreux alliĂ©s sont sollicitĂ©s pour assurer le succĂšs de son rĂ©seau de distribution: Jean Jules Jusserand est un Ă©crivain et un diplomate, ambassadeur Ă Washington entre 1902 et 1920, puis Alfred Kleczkowski, consul gĂ©nĂ©ral Ă QuĂ©bec entre 1894 et 190613. Le rĂŽle de ce dernier est important dans la suite de sa trajectoire14. En effet, quelques semaines plus tard, JosĂ©phine Marchand reçoit, et l’on comprend Ă la lecture de ces pages (dans un extrait plus long que ce qui est partagĂ© ici) que son entreprise de l’Ćuvre des livres gratuits est vraisemblablement la cause principale de cet honneur qui lui est fait:
« 31 mai 1898. Mardi. – Un honneur ne vient jamais sans d’autres. Me voilĂ dĂ©corĂ©e des palmes acadĂ©miques par le Gouvernement français, pour les services que j’ai l’intention de rendre Ă l’influence française et Ă la cause de la conservation de notre langue dans ce pays. Cela m’encourage Ă redoubler d’efforts pour le succĂšs de l’Ćuvre des livres gratuits. Je suis, paraĂźt-il, la premiĂšre femme canadienne qui ait obtenu l’honneur d’eÌtre dĂ©corĂ©e. C’est M. Kleczhowski, qui s’est toujours dit notre fervent ami â mais si platonique et de si loin, que je doutais de la profondeur de cette amitiĂ© â qui a spontanĂ©ment fait les dĂ©marches nĂ©cessaires pour m’obtenir le ruban violet. »
Certains extraits nous informent en outre de la portĂ©e gĂ©ographique de l’Ćuvre et aussi des relations, dans certains cas trĂšs Ă©troites, qu’elle noue avec les institutrices avec qui elle correspond:
« J’ai une cliente des Livres gratuits, une institutrice d’un village du Nord, avec qui notre Ćuvre m’avait mise en rapport, et qui est rendue Ă la MaternitĂ©. » (21 octobre 1898).
Dans un passage du 19 novembre 1898, elle Ă©voque la satisfaction que lui procure son existence « heureuse et paisible » qui n’est assombrie que par le souci causĂ© par la lourdeur des tĂąches qui sont rattachĂ©es Ă l’Ćuvre. Cet extrait montre encore une fois la place prĂ©pondĂ©rante que cette initiative joue dans sa vie. Elle fait Ă©galement rĂ©fĂ©rence au soutien de Raoul Dandurand, son Ă©poux, dans ses affaires:
« Une seule inquiĂ©tude me hante ou plutĂŽt une grosse prĂ©occupation: c’est l’Ćuvre des livres gratuits, dont l’administration est l’affaire d’une vie d’efforts constants et intelligents. La besogne, je le crains, est au- dessus de mes facultĂ©s; et la responsabilitĂ© de la conduite d’une pareille machine, que j’ai eu l’imprudence de mettre en branle, est troublante. Cependant, je ne me laisse pas trop troubler. J’ai foi qu’en travaillant ferme et avec le dĂ©vouement de mes associĂ©s (qui, je l’espĂšre, ne se lassera pas) ainsi qu’avec le puissant concours que je reçois du ministre des Travaux publics et des amis considĂ©rables que j’ai en France, les choses iront bien. Ce qui me manque, c’est quelqu’un qui partagerait avec moi le travail intellectuel, l’organisation. Je crois que je ne suis pas un mauvais instrument, mais je n’ai pas la bosse de la direction. Heureusement que Raoul l’a et qu’il m’aide quelquefois de ses lumiĂšres. »
Enfin, le lundi 10 avril 1899, elle annonce qu’elle s’apprĂȘte Ă mettre un terme Ă l’Ă©criture de son journal, mais pas Ă son engagement dans l’Ćuvre qui contribue, pour une part qui apparaĂźt non nĂ©gligeable, Ă cette surcharge:
« Autant y renoncer, je pense. Je n’ai plus le temps de faire mon journal. Le surcroĂźt d’occupations qu’apporte l’Ćuvre des livres gratuits, dans ma vie dĂ©jĂ assez remplie, m’enlĂšve tout loisir. Quoique les difficultĂ©s de cette entreprise ne diminuent pas, je suis moins nerveuse et inquiĂšte au sujet des responsabilitĂ©s qu’elle entraĂźne. Je fais ce que je peux, je travaille, je paie de ma personne; je fais le plus gros, qui est de commencer l’ouvrage des comitĂ©s, et j’espĂšre qu’un bon jour cela continuera d’aller en vertu de la vitesse acquise. L’Ćuvre se dĂ©veloppe tous les jours, et ses rĂ©sultats sont consolants. »
C’est la derniĂšre entrĂ©e au sujet de l’Ćuvre dans ce journal qu’elle cessera d’Ă©crire quelques mois plus tard. Celui-ci se conclut sur une note d’espoir et la conviction que cette action a donnĂ© des rĂ©sultats qui lui donne satisfaction.
Une apprĂ©ciation plus juste de l’Ćuvre des livres gratuits dans l’histoire de la lecture publique au QuĂ©bec
Si l’importance de cette initiative n’a pas Ă©tĂ© bien pesĂ©e dans la biographie de JosĂ©phine Marchand, c’est Ă©galement vrai en ce qui concerne la narration portant sur la lecture publique au QuĂ©bec. Dans les livres d’histoire sur les bibliothĂšques scolaires et publiques quĂ©bĂ©coises, l’Ćuvre des livres gratuits est passĂ© sous silence ou encore elle occupe un rĂŽle marginal. JosĂ©phine Marchand souhaitait manifestement que cette action contribue Ă l’Ă©ducation de ses concitoyens et concitoyennes dans le contexte oĂč son propre pĂšre menait une Ăąpre bataille avec le clergĂ©, pour la rĂ©forme de la loi sur l’instruction publique.
Or, si ses efforts n’ont pas permis d’atteindre le rĂ©sultat espĂ©rĂ©, ils ont indĂ©niablement contribuĂ© Ă faire exister une alternative libĂ©rale, non religieuse, pour la lecture publique au QuĂ©bec, dĂšs la fin du 19e siĂšcle, en dehors du modĂšle de la bibliothĂšque paroissiale et de l’Ćuvre des bons livres15 (1844), soutenue par les Sulpiciens, qui apparaĂźt comme son prĂ©curseur et son concurrent.
Les Instituts canadiens ont aussi jouĂ© ce rĂŽle d’une alternative progressiste, mais ils Ă©taient principalement situĂ©s dans les grandes villes, et ils s’avĂ©raient moins accessibles pour les publics fĂ©minins, scolaires et rĂ©gionaux. LâĆuvre est une organisation dont le dĂ©ploiement s’est Ă©tendu en dehors des milieux urbains, de maniĂšre unique et originale, comme le schĂ©ma suivant l’esquisse sommairement:
Une apprĂ©ciation plus juste de la contribution de JosĂ©phine Marchand dans l’histoire des femmes et du dĂ©veloppement des bibliothĂšques scolaires et publiques au QuĂ©bec
Comme le souligne France Parent dans le compte-rendu qu’elle fait du Journal au moment de sa publication en 2000: « Si JosĂ©phine Marchand nous est familiĂšre comme femme de lettres, nous connaissons trĂšs peu son rĂŽle politique sur la scĂšne canadienne et internationale et, en particulier, dans le mouvement des femmes au QuĂ©bec. »16 Or, j’ajouterais Ă cette affirmation que le rĂŽle de cette derniĂšre dans l’histoire de l’Ă©ducation et de la lecture publique au QuĂ©bec est peut-ĂȘtre, au mĂȘme titre, mĂ©connu.
Dans un troisiĂšme temps, je voudrais suggĂ©rer que l’on aborde JosĂ©phine Marchand comme une figure majeure dans cette histoire sociale qui s’intĂ©resse plus particuliĂšrement au rĂŽle que les femmes ont jouĂ© dans le dĂ©veloppement de l’Ă©ducation et de la lecture publique au QuĂ©bec. Avant Ăva CircĂ©-CĂŽtĂ© et, d’une certaine façon, lui ouvrant le chemin en terme de matrilinĂ©age, JosĂ©phine Marchand peut certainement ĂȘtre elle aussi reconnue comme une prĂ©curseure dans le dĂ©veloppement des bibliothĂšques scolaires et publiques au QuĂ©bec.
Domaine public
LâĆuvre de JosĂ©phine Marchand est dans le domaine public depuis 1975. Nous ajouterons sous peu, dans notre section Publications une version numĂ©risĂ©e en format EPUB de son journal intime.
D’autres Ćuvres sont disponibles sur Wikisource:
- Contes de Noël (1889)
- Ce que pensent les fleurs (1895)
- La Carte postale (1896)
- Rancune (1896)
- Nos travers (1901)
Bibliographie
- Georges Bellerive, BrÚves Apologies de nos auteurs féminins (Québec, 1920).
- Canadian men and women of the time (Morgan; 1912).
- Raoul Dandurand, les MĂ©moires du sĂ©nateur Raoul Dandurand (1861â1942) Marcel Hamelin, Ă©dit. (QuĂ©bec, 1967).
- La Directrice [Robertine Barry], « Madame la prĂ©sidente du SĂ©nat », le Journal de Françoise (MontrĂ©al), 3 (1904â1905): 611.
- Sylvain ForĂȘt, « Bibliographie; littĂ©rature canadienne », le Canada artistique, 1, n° 1 (prospectus, dĂ©c. 1889): 8s.
- Lionel Fortin, Félix-Gabriel Marchand (Saint-Jean-sur-Richelieu, Québec, 1979).
- Françoise [Robertine Barry], « les Femmes canadiennes dans la littĂ©rature », dans les Femmes du Canada: leur vie et leurs Ćuvres, 209â215.
- Hamel et al., DALFAN, 361s.
- Madeleine [A.-M.] Gleason-Huguenin, Portraits de femmes ([Montréal], 1938), 98s.
- Yolande Pinard, « les DĂ©buts du mouvement des femmes Ă MontrĂ©al, 1893â1902 », dans Travailleuses et FĂ©ministes: les femmes dans la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise, sous la dir. de Marie Lavigne et Yolande Pinard (MontrĂ©al, 1983), 177â198.
- Diane Thibeault, « PremiĂšres BrĂšches dans lâidĂ©ologie des deux sphĂšres: JosĂ©phine Marchand-Dandurand et Robertine Barry, deux journalistes montrĂ©alaises de la fin du XIXe siĂšcle » (mĂ©moire de M.A., UniversitĂ© dâOttawa, 1981).
- F. Parent. Compte rendu de [JosĂ©phine Marchand: Journal intime 1879-1900]. Recherches fĂ©ministes, (2001), 14 (2), 175â179.
- Line Gosselin, « MARCHAND, JOSĂPHINE (Dandurand) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15, UniversitĂ© Laval/University of Toronto, 2003â.
Notes et liens complémentaires
- Joséphine Marchand, dans cet article bien incomplet de Wikipedia.
- Line Gosselin. « MARCHAND, JOSĂPHINE (Dandurand) ». Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15. UniversitĂ© Laval/University of Toronto, 2003.
- Edmond Robillard. « Notes ». Dans Journal intime 1879-1900 par JosĂ©phine Marchand (p. 243). MontrĂ©al: Les Ăditions de la Pleine Lune, 2000.
- Line Gosselin. op. cit.
- Line Gosselin. op. cit. Il s’agit probablement du pensionnat de Saint-Jean (hypothĂšse Ă vĂ©rifier).
- Parution du premier numéro de la revue « Le Coin du feu ». BAnQ numérique. [lire en ligne]
- JosĂ©phine Marchand. Journal intime 1879-1900. MontrĂ©al: Les Ăditions de la Pleine Lune, 2000.
- Line Gosselin. op. cit.
- Edmond Robillard. « Notice biographique », op. cit. (p. 11).
- Edmond Robillard. « Notes », op. cit. (p. 273).
- Tous les extraits sont tirés de: Joséphine Marchand. op. cit.
- Sophie Montreuil. « LâOeuvre des livres gratuits dans lâhistoire de la lecture publique au QuĂ©bec (1898-1908) ». Documentation et bibliothĂšques, Volume 49, n°3, JuilletâSeptembre 2003, p. 129â135. [lire en ligne]
- Edmond Robillard. « Notes », op. cit. (p. 272).
- Alfred Kleczkowski noua des liens culturels important au QuĂ©bec, oĂč « il Ă©tait apprĂ©ciĂ© pour son tact et sa culture ». L’UniversitĂ© Laval lui dĂ©cernera d’ailleurs en 1900 un doctorat Ăšs lettres, honoris causa. Sources: EncyclopĂ©die du patrimoine culturel de l’AmĂ©rique française.; UniversitĂ© Laval (PDF, 816 Ko, p. 14).
- Voir le Catalogue de la BibliothĂšque de lâĆuvre des bons livres, Ă©rigĂ©e Ă MontrĂ©al sur BAnQ numĂ©rique.
- F. Parent. Compte rendu de Joséphine Marchand: Journal intime 1879-1900. Recherches féministes, Volume 14, n°2, 2001, p. 179. [lire en ligne]
Illustration
- Auteur.e inconnu.e. Joséphine Marchand (Madame Raoul Dandurand) c. 1880. Domaine public (via Wikimedia Commons).
- Auteur.e et dates inconnu.e.s. Mme R. Dandurand.Le Monde illustré, Vol. 17, n° 869 (29 décembre 1900), p. 562. Domaine public (via BAnQ numérique).
- Auteur.e inconnu.e. Joséphine Marchand et Raoul Dandurand. Domaine public. Source: Madame aura son magazine. Gazette des femmes.ca, 1er décembre 2006.
- Marie D. Martel (licence: CC-BY). SchĂ©ma de lâĆuvre des livres gratuits. MontrĂ©al, dĂ©cembre 2019.
- J.E. Livernois Photo. Joséphine Marchand. Québec, c. 1880. Domaine public (via BAnQ numérique.